Karoo
7.3
Karoo

livre de Steve Tesich (1998)

« La vérité, me semble-t-il une fois encore, a perdu le pouvoir, du moins le pouvoir qu'elle avait, de décrire la condition humaine. Maintenant, ce sont les mensonges que nous racontons qui, seuls, peuvent révéler qui nous sommes. »


Phrase subtilement imprimée sur la tranche de l'ouvrage, le ton est donné.

Tenir Karoo entre les mains, ce n'est pas seulement tenir un livre. C'est toucher un bijou, un véritable objet, peut-être même une relique. « L'ouvrage ne mesure que 140mm de largeur sur 195 mm de hauteur. Pourtant, la chute qu'il raconte est vertigineuse. »
Après le cultissime Dernier stade la soif et le non moins surprenant Op Oloop, l'éditeur (auquel je commence à vouer une véritable adoration) Monsieur Toussaint Louverture nous livre ici une nouvelle pépite.

Paru aux Etats-Unis en 1998, deux ans après la mort de son auteur Steve Tesich, il aura fallu attendre jusqu'à aujourd'hui pour enfin savourer ce roman dans sa version française.

Karoo, c'est un peu la tragédie d'une époque; la chute du mur de Berlin, l'effondrement de l'empire Ceausescu, le monde se redessine... Et notre anti-héros, protagoniste de l'histoire, est comme une « balle perdue » de cette fin des années 90'.
Saul Karoo donc, la cinquantaine, bedonnant, la santé vacillante, égoïste, sans compassion pour ses semblables mais surtout, menteur invétéré. Script doctor pour Hollywood, il arrange sa vie comme les scenarii qu'il retravaille. Coupant des passages, en écrivant d'autres et reléguant des personnages centraux au rang de second rôle (son fils, par exemple, avec qui il lui est impossible de passer du temps, et de ce fait, nouer toute relation paternelle). Ainsi, il rogne de sa vie toute la complexité et l'intégrité des choses pour les réduire à leur plus grande simplicité, même si la morale doit en prendre un coup. Et de sa logique souvent complètement décalée de la réalité, en résulte que notre pauvre Saul, est justement (et sans mauvais jeu de mot) Saul contre tous.
Ajoutons à cela son étrange maladie: qu'il boive un ou vingt verres de vodka, il reste irrémédiablement sobre - le déni est systématique et rémanent dans sa vie - l'obligeant à simuler l'ivresse pour ne pas susciter l'étonnement de ses proches.
La première moitié du roman nous fait ainsi découvrir la personnalité de cet homme dans sa vie quotidienne new-yorkaise, ignoble et malsain, parfois minable mais abominablement drôle; un homme dont « personne n'a jamais rien tiré de bon du fait de [le] connaître. »
On finit alors par éprouver de la compassion pour Saul, qui finalement, est de ces hommes dont on aime connaître l'existence pour nous conforter dans la pensée que nous, lecteurs, sommes en définitive des gens biens.

Et de la compassion on en ressent d'autant plus par la suite, lorsqu'une révélation inattendue va pousser Karoo à, pour la première fois, se racheter. Mais, comme si toute bonne action mérite en amont un mauvais coup, Saul va devoir malgré lui, remanier et mutiler un dernier film. La destruction d'un chef d'œuvre amorce alors la lente chute de notre (anti)héros.
On découvre alors que le « Saul Karoo authentique [existe] » et que lui-même semble s'ignorer et se surprend à faire preuve de bonté et d'une once de moralité. Mais le naturel reprend toujours le dessus, et « être heureux, décider d'être heureux est une chose. Mais persévérer dans le bonheur en est une autre. »
...
Surprenant mélange d'amour et de passion, de misanthropie et de dédain. Karoo vous fera frémir de plaisir jusqu'à la dernière ligne (et son étonnante conclusion).
Car finalement, il est un peu comme vous et moi, Saul, un être un peu déboussolé, un brin manipulateur, mais pathétiquement humain.

Il est de ces livres qui nous donnent un pincement au cœur une fois le point final donné. Il est de ces livres que l'on range à une place privilégiée dans sa bibliothèque, histoire de les avoir constamment à l'œil. Il est de ces livres qui nous invite à les relire une seconde, puis une troisième fois... Il est de ces livres saisissant que l'on n'oublie pas et qui nous donne l'étrange satisfaction d'avoir mis la main sur un chef d'œuvre.
Karoo est l'un de ces livres.
elmatador
10
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 6 mai 2012

Critique lue 812 fois

7 j'aime

elmatador

Écrit par

Critique lue 812 fois

7

D'autres avis sur Karoo

Karoo
ArbitreDuMepris
8

Critique de Karoo par ArbitreDuMepris

Livre étrange. Il fait partie de ces livres étranges, pas spécialement bien écrits (traduits ?), qui empilent les maladresses dans son premier tiers - du moins, croit-on dans un premier temps - ,...

le 22 juin 2012

28 j'aime

4

Karoo
La_Chariotte
3

Critique de Karoo par La_Chariotte

Ca a été une souffrance de lire Karoo. Une véritable souffrance, parce que d'ordinaire quand un livre m'emmerde je le lâche. Mais il y a quelque chose dans ce livre qui a fait que j'y suis retournée...

le 8 juil. 2012

18 j'aime

11

Karoo
Nanash
9

Critique de Karoo par Nanash

[Ecouté en audiolib] J'ai cru tout du long que le sujet du livre c'était la chute d'un homme désabusé et manipulateur. J'ai cru que pour ma critique je me focaliserai sur le personnage principal Saul...

le 20 sept. 2013

15 j'aime

2

Du même critique

Ce que disent les morts
elmatador
8

Critique de Ce que disent les morts par elmatador

A mon goût la meilleure nouvelle pour aborder l'œuvre si dense (et parfois complexe) de Philip K. Dick. L'intrigue, menée tambour battant, se déroule autour d'une technologie permettant de rester...

le 2 mai 2011

10 j'aime

Choke
elmatador
9

Critique de Choke par elmatador

Victor Mancini (personnage principal) : anti-héros "palahniukien" par excellence. Portrait d'un homme trimballé dans une Amérique désœuvrée, névrosée, déglinguée. Entouré d'une mère folle à lier et...

le 2 mai 2011

8 j'aime

Karoo
elmatador
10

Critique de Karoo par elmatador

« La vérité, me semble-t-il une fois encore, a perdu le pouvoir, du moins le pouvoir qu'elle avait, de décrire la condition humaine. Maintenant, ce sont les mensonges que nous racontons qui, seuls,...

le 6 mai 2012

7 j'aime