[Ecouté en audiolib]
J'ai cru tout du long que le sujet du livre c'était la chute d'un homme désabusé et manipulateur. J'ai cru que pour ma critique je me focaliserai sur le personnage principal Saul "Doc" Karoo et ses péripéties. Jusqu'à la dernière partie du livre, celle qui décrit la poursuite de dieu à travers l'espace par un Ulysse à bord de son voilier solaire (rien que ça), qui en a radicalement changé ma perception. Steve Tesich n'écrit pas sur un paumé New-Yorkais, il écrit sur le néant.
Le néant des relations humaines, le néant du monde professionnel, voila ce qui intéresse l'auteur. Les personnages secondaires qui traversent de petits passages du livre et qui croient réellement en quelque chose avec leur tripes ont tous un destin funeste. Doc n'est que le medium qui permet à l'auteur de faire une critique acerbe de nos sociétés. A la toute fin, Doc Karoo voit clair sur ce qu'a été son rôle dans tout ce vide, comment armé de son cynisme il a finalement percé à jour la vie, dieu et les hommes.
A posteriori, le récit et le style viscéral de Tesich n'ont d'autres buts que de nous faire croire en ce personnage, pour que lorsqu'on le croit "sauvé" de son nihilisme, l'auteur réduise tout à néant. Pendant toute la lecture, on se trouve coincé dans le corps du héros, on ressent toutes ses maladies supposées comme si l'on en était atteint, on participe à ses élucubrations mentales qui aboutissent toutes sans exception à des drames.
Puisqu'il n'est que le vaisseau du message de l'auteur, il n'existe jamais par lui-même mais est tout le temps défini par la perception que les autres ont de lui, par son apparente réussite sociale et professionnelle. La solitude pour Doc Karoo, on l'a devine inévitable, est indirectement synonyme de mort, être seul, sans public à divertir et sans proche à tourmenter c'est tout simplement la disparition de ce qui fait la substance du personnage.
Présenté comme cela "Karoo" peut sembler bien aride et déprimant, il est vrai qu'il ne présente pas une conclusion franchement optimiste. Heureusement, le talent d'écriture de Steve Tesich nous distille de façon régulière des scènes qui malgré leurs côtés malsains et ambigus sont tordantes à souhait. Je prends pour exemple la visite médicale où ce menteur pathologique de Karoo, refuse d'être rapetissé et grossi par une balance et une toise ou bien les différentes discussions qu'il peut avoir avec sa femme qui ne se fait plus d'illusion depuis longtemps.
Le thème du bouquin est, et je m'en rends compte maintenant, très similaire de celui du "Démon" de Selby Jr. mais les deux auteurs adoptent des points de vue différents. Quand Selby joue dans le rythme et la subtilité, Tesich nous livre un récit incroyablement dense, barré et monolithique. Lisez-le: 9/10
PS: En parcourant les autres critiques ici-même je me rends compte que les bonnes notes sont principalement octroyées par des hommes et qu'à l'inverse les critiques négatives sont écrites par des femmes. Je ne saurai pas l'analyser, mais j'ai effectivement ressenti un côté éminemment "masculin" à la lecture, étrange.
[La version audiolib est absolument parfaite et je n'ai pu m'empêcher d'acheter également le magnifique livre des éditions Monsieur Toussaint Louverture]