Par Julie Coutu
La chute des Ceausescu fait l'essentiel des conversations en ce lendemain de Noël 1989. Dans l'immense appartement des McNab, on commente avec la bienveillante condescendance qui caractérise les salons new-yorkais huppés la fin de la Guerre Froide. Et Saul Karoo erre d'une pièce à l'autre, un verre à la main, torturé par celle qu'il nomme la « maladie de l'ivresse », qui depuis quelques temps l'immunise contre les effets de l'alcool, lui infligeant une lucidité dont il se passerait volontiers. Bienvenue dans le deuxième et dernier roman de Steve Tesich, publié à titre posthume en 1998 aux Etats-Unis.
Seize ans après la disparition de l'auteur, immigré serbe arrivé enfant aux Etats-Unis, dramaturge et scénariste, Monsieur Toussaint Louverture rend enfin ce texte accessible dans une excellente traduction d'Anne Wicke. Karoo est un roman quasi miraculeux où tout sonne juste, la comédie humaine prenant progressivement le pas sur l'outrance affichée d'un narrateur que sa dimension caricaturale même renvoie sans cesse au sentiment d'une profonde humanité. Non sans douleur. Saul Karoo se complait dans une forme d'abjection assumée que son ex-compagne, toujours épouse, aime à lui rappeler lors de leurs réguliers « dîners de divorce ». L'écrivain raté, script-doctor respecté, mercenaire de l'industrie du cinéma, floute son existence au travers d'une mise en scène qu'il estime maîtriser, construite sur la multiplication des mensonges, le rejet de l'intime, servie par une lucidité hargneuse qui en fait un cynique assumé. « Il me semble de plus en plus évident que ma vie personnelle est maintenant presque exclusivement composée de cette graisse, de ces scènes inutiles que j'ai si habilement éliminées des films et des scénarios des autres », constate-t-il, amer, vieillissant, de plus en plus seul, assailli par le sentiment de la vacuité de son existence, à peine moins aigu que celui d'une réelle haine de soi. Jusqu'au jour où tout bascule. Visionnant le chef-d'oeuvre trop peu vendeur d'un maître hollywoodien sur le déclin, il reconnaît dans la figure (dans le rire, plutôt) fugace d'une serveuse la mère biologique de son fils adoptif. Il pénètre alors d'une certaine manière dans un de ces scénarios qu'il n'a de cesse de revisiter, façon « l'amour, le grand passe-temps américain », qui va le conduire de la désinvolture new-yorkaise aux rêves hollywoodiens, aux langueurs européennes et à la tragédie. (...)
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