Le temps passe, les générations se succèdent et on apprend à connaitre le cinéma à travers les œuvres de divers réalisateurs plus ou moins reconnus mondialement. Certains ont connu le cinéma japonais via le chanbara de Kurosawa, d'autres avec Ozu et son élégance à filmer la vie de tous les jours ou encore le très controversé Oshima… Alors que je sortais doucement de mon adolescence, j'ai plongé dedans grâce à Takeshi Kitano à qui je voue aujourd'hui un culte sans limite. A cette époque, je me demandais encore qui pouvait être ce type violent un peu bourru, silencieux, n'exprimant que rarement ses émotions mais qui pourtant dégageait une aura si particulière le rendant attachant. De sa gueule atypique et son attitude détendue, je faisais ma propre définition du mot "charisme". Impossible de deviner alors, en voyant Kitano dans un de ses films, qu'il était en fait le comique le plus célèbre du Japon…


Kitano par Kitano est un excellent ouvrage écrit par Michel Temman, qui est l'une des rares personnes à avoir pu rencontrer et interviewer à maintes reprises Kitano malgré son emploi du temps chargé et qui est, dans chacun de ses déplacements, entourés d'une trentaine de personnes: son gundan (son armée) comme il aime les appeler. Et tout cela au nez à la barbe de sa société Office Kitano qui a un œil sur la moindre action du bonhomme. Kitano se livre, comme rarement, il évoque son enfance, son parcours, les personnes qui ont marqué sa vie, ses pensées sur le Japon, le monde, son terrible accident… Kitano est un homme plein de paradoxes: Violent dans ses films et trublion au petit écran, critique envers la télévision japonaise qu'il considère pourtant comme une grande aire de jeu, grand timide mais surexposé médiatiquement, politiquement incorrect et franc parler dans un pays où les gens ont tendance à cacher ce qu'ils pensent… Il s'amuse régulièrement à être considéré comme un extraterrestre dans un pays qui a parfois du mal à le suivre.


Kitano est né lors de l'après-guerre, cadet d'une famille pauvre de 4 enfants, d'une mère stricte mais bienveillante et d'un père plein de travers (alcool et femmes) qui ne lui aura adressé la parole que 3 ou 4 fois. Il abandonne rapidement les bancs de l'université et fugue pour suivre son propre chemin qui l'amène sur les planches du théâtre français d'Asakusa où il rencontre son maitre Fukami et son futur acolyte de Manzai, qui va le lancer définitivement dans le business et lui apporté le célèbre nom de scène qui le suit encore aujourd'hui: "Beat" Takeshi.


Enorme phénomène de société, il conquiert progressivement le petit écran et est omniprésent sur plusieurs chaines nippones. Tantôt producteur, tantôt animateur, tantôt bouffon, tantôt sérieux, il participe à plus de 8 émissions par semaine et se met le public dans la poche. Il devient rapidement l'un des hommes les plus riches et les plus influents du pays du soleil levant. Mais certaines frasques passent mal et lui valent d'être suspendu plusieurs fois de l'antenne comme le jour où il montre ses fesses après avoir un peu trop bu, ou sa descente avec son gundan dans les bureaux de Kodansha (le fameux incident Friday qui est encore un sujet très sensible aujourd'hui au Japon) après que les paparazzis s'en soient pris violemment à l'une des amies. La presse tape alors où ça fait mal et enquête sur son entourage et son fameux gundan issu de rencontres fortuites dont certains ont un passé pas très net (enfance difficile, ancien gangsters ou drogués), il se sent responsable et ne les lâche plus, devenant pour eux leur bienfaiteur en leur offrant régulièrement des rôles dans ses films et ses émissions TV. Une grande famille, qui aujourd'hui, l'entoure quotidiennement.


Début des années 80, le comique du petit écran laisse place à l'acteur. Nagisa Oshima fait appel à lui et lui offre son premier grand rôle au cinéma, dans Furyo aux cotés de Sakamoto et Bowie. Kitano se sent un peu dépassé par les événements mais se laisse diriger et découvre un nouveau monde, son nouveau terrain de jeu: le cinéma! Il réalise son premier film en 1989, Violent Cop, qui malgré quelques défauts devient rapidement un incontournable dans lequel on découvre une autre facette de l'homme, un type violent, torturé et sans pitié. S’enchaînent Jugatsu, A scene at the sea et Sonatine. Tous reçoivent un accueil chaleureux à travers le monde, particulièrement Sonatine et ses Yakuza qui retrouvent les plaisirs simples de la vie au bord de la mer pendant un court instant. Un génie est né! Un hic subsiste pourtant, au Japon les critiques sont loin d'être unanimes et certains "intellectuels" s'amusent à descendre ses œuvres les unes après les autres...


Fatigué, blessé par les critiques gratuites (qui ciblent principalement son travail et non lui-même) et épuisé par le rythme infernal de sa vie, il frôle la mort en rentrant d'une soirée arrosée en scooter. Il s'écrase la tête la première sur une rambarde. Complètement défiguré et méconnaissable, il est hospitalisé d'urgence. Lors de cette soirée du 2 aout 1994, le Japon retient son souffle. Malgré la chirurgie et les soins méticuleux apportés à son visage, Kitano finit avec la moitié de son visage paralysé et des tics nerveux qui le gênent encore énormément aujourd'hui. Toujours évasif à propos de cet accident, lui-même n'arrive pas à dire si l'alcool en était la principale cause ou si c'était intentionnel, lors d'un court instant il pense même avoir dit "go!" avant d'encastrer son deux roues.


Il pense alors à la fin de sa carrière, comment dans son état pourrait-il se remettre et regagner son public? Ce mordu de travail qui déteste ne rien faire commence doucement à désespérer. Sort alors Getting Any?, un film burlesque à l'humour typiquement nippon réalisé avant son accident et l'histoire d'un homme qui cherche désespérément à s'envoyer en l'air, l'accueil est glacial. Certains voient la fin de Kitano…. Jusqu'à la sortie de Kids Return sur les écrans, l'adolescence difficile de deux amis qui vont suivre un chemin différent va toucher une bonne partie du public (surtout occidental). Acclamé par la critique, Takeshi Kitano est bel et bien de retour et signe le chef d'œuvre de sa carrière qui lui vaudra un Lion d'Or à la Mostra de Venise: Hana-bi. Il y tient le rôle d'un flic blasé par les malheurs qui l'accablent, sa femme souffrant d'une maladie incurable et son meilleur ami coincé dans un fauteuil roulant. Réalisateur et acteur, il repasse ainsi devant les caméras depuis son accident et expose son nouveau visage tuméfié, il cligne de l'œil, se tord le cou, boite… Et pourtant il n'a jamais été aussi magnifique et attirant, jouant gracieusement et accompagné des envoûtantes mélodies de Joe Hisaishi. Il enchaîne avec L'été de Kikujiro qui s'inspire directement de son père, Aniki mon frère film de yakuza tourné en Californie, le mystérieux et hypnotique Dolls et, Zatoichi qui l'amène définitivement au statut de réalisateur incontournable. Il joue également dans Tabou d'Oshima, Blood and Bones de Yoichi Sai et Battle Royale de Fukasaku, Gonin et bien d'autres...


Malgré toutes les critiques positives qui s'abattent sur lui, il reste cependant un éternel insatisfait et aucun de ses films ne trouve grâce à ses yeux. Tiraillé d'un côté par les Japonais qui réclament le comique et de l'autre par les occidentaux qui veulent voir l'homme violent, il se remet en question et se cherche intérieurement. Il réalise alors Takeshi's et Glory to the Filmmaker!, s'amuse de cette situation et de son personnage. Les deux films, surtout Takeshi's, sont très mal reçus par les critiques qui ne comprennent absolument pas où veut en venir le maître nippon. Achille et la Tortue réconciliera légèrement les deux partis, avec l'histoire attachante d'un homme qui ne vit que pour la peinture, autre passion de Kitano dans la vie. Puis avec Outrage et Outrage 2, il revient dans la peau d'un vieux chef Yakuza et retrouve ses premiers amours avec l'occident.


Véritable touche-à-tout, Kitano a aussi une véritable passion pour la science et notamment les mathématiques, la peinture, les claquettes… Il évoque brièvement son amitié particulière avec Akira Kurosawa, son engagement en Afrique du Sud et sa vision pessimiste du monde. Il est très critique également envers le Japon et son système politique dirigé en partie dans l'ombre par les mafieux, l'occupation américaine, les relations tendues qui persistent avec les pays voisins, la culture japonaise non protégée ni représentée par son gouvernement, les mœurs japonaises qui n'évoluent pas et les publicitaires qui règnent d'une main de fer sur la télévision…

-Jun
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le 7 déc. 2016

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