Cette chronique aurait dû paraitre à la mort de Michel Ciment, le 13 novembre 2023*. Et puis on est passé à autre chose, les films et les séries se sont empilées, et on a oublié. Pour autant, cette histoire mérite d’être contée. C’était au lycée de Rambouillet, en 1980. Nous avions 15 ans, et un accès extrêmement limité aux films : pas de magnétoscope : le cinéma, c’était à la télé, en direct. La cinéphilie, tard le soir avec le Cinéclub de Claude-Jean Philippe et le Cinéma de minuit de Patrick Brion.
Et en 1980, il y avait ce film qui arrivait, et dont on parlait déjà beaucoup. Shining. Christophe, un ami me dit : « Tu sais, Stanley Kubrick, j’ai un bouquin sur lui, il a fait plein d’autres films, faut que je te montre… »
Rapidement, j’ai acquis ce livre, qui évidemment était le Kubrick de Michel Ciment, un livre qui, je ne le savais pas, était une référence dans l’histoire des livres de cinéma.
Ce livre a tout simplement changé ma vie. Ça peut paraître prétentieux, pourtant presque tout vient de là. Pas seulement la cinéphilie, l’envie de regarder les films dans le cadre d’une œuvre, l’analyse d’un plan, d’une séquence, d’un motif… Ciment était un intellectuel, et un passeur. Son livre incitait à s’intéresser à la musique classique (Beethoven et Orange Mécanique), à la philosophie (Nietzsche et 2001), à la psychanalyse (Bruno Bettelheim et Shining), à l’histoire (Rome, La Guerre de Sept Ans, la Première Guerre Mondiale…)
Ensuite, j’ai compris que ce livre était mondialement connu. En vacances dans le Montana en 2005, j’en ai fait l’expérience en trouvant dans le petit Barnes & Nobles de Missoula, un Hitchcock/Truffaut et le Kubrick de Ciment.
Pourquoi ce livre est-il exceptionnel ? D’abord parce que Kubrick s’est très rarement laissé interviewer. Pourtant, une complicité s’est nouée entre le directeur de Positif et l’ermite de Childwickbury… Ciment comprenait Kubrick, et dans les nombreux interviews-fleuves qu’il lui a consacrés, la proximité intellectuelle se sent. Ciment a lu les livres que Kubrick adapte, il maitrise souvent l’époque historique, ou le genre du film, il connait les problèmes techniques, et ne pose que des questions intelligentes**.
Ensuite, ce livre est un beau livre. Grâce à Kubrick, toutes les photos sont des photogrammes issus des films ; elles respectent le cadre et les couleurs, ce ne sont pas des photos de plateau. D’où l’analyse précise des motifs kubrickiens : le Kubrick stare, ce regard d’en dessous préludant la folie, les perspectives millimétrés de ses travellings, des Sentiers de la Gloire à Eyes Wide Shut, ou la colorimétrie précise de Barry Lyndon, cherchant à reproduire la peinture du XVIII° siècle…
Ensuite, ce que Ciment a fait, et c’est son principal apport, c’est de considérer que Kubrick faisait une œuvre et pas une série de films avec quelques points communs. Qu’il avait des obsessions : le Masque, le Conte de fées, Eros et Thanatos, l’Humanité perdue face à la machine… tout en restant toujours, comme il l’a si justement rappelé dans un Masque et la Plume, du côté des victimes…
Faire œuvre, on pourrait dire cela de plein d’auteurs. Mais si ses films ne sont pas les meilleurs du monde, l’œuvre Kubrickienne est, elle, pleine et entière.
* C’est par ailleurs l’anniversaire du Professore Ludovico. Coïncidence ? Je ne crois pas.
** C’est quoi une question intelligente ? C’est aider un artiste à repérer ses motifs, ses obsessions… Dans une célèbre question dans Première à la sortie de Full Metal Jacket, Ciment interroge Kubrick sur la présence d’un monolithe noir dans la scène de Hué. « Quel monolithe ? », répond Kubrick, éberlué…
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