Un homme est ce qu'il cache, disent en substance beaucoup de romanciers, et l'on songe sinon à sa grandeur, du moins à un supplément, du moins à quelque chose. Peut-être, avant d'être ici, a-t-elle dû manger avec sa mère aux restaus du cœurs, peut-être est-il homosexuel, peut-être même a-t-il quelque passion, quelque hobby qu'il pratique à l'abris des regards. Peut-être aime-t-elle profondément l'eurodance, en silence. Pour violence qu'il y ait, c'est la société qui l'explique, qui contraint par ses contradictions internes ; l'être humain, en absorbant cette contradiction par le dédoublement, acquiert comme une sorte supériorité ontologique. Il nous apparaît comme un individu dans son sens le plus digne. Peut-être, cependant, s'agit-il plutôt de penser l'inachèvement, l’insuffisance – le manque de cette partie immergée qui conférerait sens et noblesse à une vie.


Les faits sont connus, et Carrère ne s'y attarde guère. Pas de faux suspens : le massacre de la famille, signant le terme d'une longue vie de mensonges qui allait devenir impossible, est résumé dès le début. Ensuite débute le récit détaillé de la vie de Jean-Claude Roman, car c'est bien son existence même qui pose problème. La puissance du récit réside dans le dévoilement du pourrissement qui seul unifie cette vie insensée. Un pourrissement qui ronge de l'intérieur Jean-Claude Romand à mesure que celui-ci simule une trajectoire humaine, non seulement normale mais même très réussie. Mais comme le souligne Carrière, l'essentiel est qu'il n'y a rien à cacher. Que ce mensonge ne recouvre rien, que sous l'endroit du mensonge il n'y a que l'envers du mensonge. Lorsque J.C. Roman quitte la maison chaque matin pour « partir travailler » il ne rejoint personne, ne s'adonne à aucune déviance répertoriée — effectue parfois quelques courtes opérations de maintenance des mensonges qui soutiennent sa vie, puis attend. « Dehors, il se retrouvait nu. Il retournait à l'absence, au vide, au blanc, qui n'était pas un accident de parcours mais l'unique expérience de sa vie » (p. 101).


Les talents de romancier d'Emmanuel Carrère font tout l'intérêt du récit (avec ce livre, il est passé un format à l'autre). Plutôt, comme le ferait une mauvaise émission tv, d'agiter l'horreur au loin, comme un impossible terrifiant mais définitivement autre (« regarde, c'est terrible quand même ! »), il montre comment s'effectue concrètement la vie de Jean-Claude Romand. Il montre que celle-ci est plausible. Ce n'est plus une folie incompréhensible, simplement une dérive, lente et réalisable, du normal vers le pathologique : le développement possible d'une vie. Car à peu près tout le monde romance, arrange le réel, voire invente certaines choses. Ou en tait d'autres. Jean-Claude Romand ne fait pas autre chose, il semble seulement emporté par la logique de ses mensonges, sans aucune force à leur opposer.


D'où ce sentiment si prégnant de dégoût et d’écœurement qui prend à la lecture, envers l'histoire de Jean-Luc Romand, mais indissociablement envers la potentialité même de devenir ce monstre vide. D'autant que Jean-Luc Romand ne nous épargne rien, apparaît absolument incapable de rachat ou de rédemption. Après le « drame », on le voit encore déguiser encore son passé dans le désir pathétique de retrouver sa fausse dignité sociale (du genre : il aurait eu une petite amie qui se serait suicidée après qu'il l'ait largué, le voilà accablé par le remord, et c'est ainsi que « tout commence »...) pour donner un sens tragique à sa vie et finalement s'enfonce encore dans la lâcheté — et trouve des gens qui y croient encore. Tout est avili. Emmanuel Carrère avoue lui-même sa répugnance alors qu'il sort du procès pour se mettre à l'écriture : « roulant vers Paris pour me mettre au travail, je ne voyais plus de mystère dans sa longue imposture, seulement un pauvre mélange d'aveuglement, de détresse et de lâcheté. Ce qui s'était passé dans sa tête au long de ces heures vides étirées sur des aires d'autoroutes ou de parkings de cafétéria, je le savais, je l'avais connu à ma façon et ce n'était plus mon affaire » (p. 219).


Et ajoute que ce qui l'intéresse, c'est de savoir si JL Romand a pu trouver, après coup, l'authenticité ou bien « est-ce encore l'Adversaire qui le trompe ». Lui ne tranche pas, ce qui nous semble déjà fort chrétien. Il faut dire qu'il met sept ans à achever le livre : on peut le lire en une après-midi, et écrire une chronique quelques jours plus tard. Sans doute pas assez pour s'éloigner du cas de JL Romand et bien vouloir considérer le problème dans sa généralité (si c'est bien ça qu'il faut faire), et s'avouer, nous aussi, incapable de décider.

Sanders
8
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le 9 sept. 2014

Modifiée

le 9 sept. 2014

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Sanders

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