L'Adversaire est un livre d'Emmanuel Carrère. Ce n'est pas un roman, Carrère nous raconte bien une histoire, mais ça n'est pas une fiction. Pourtant l'histoire commence comme un roman de Perec remarque rétrospectivement Carrère. Un étudiant manque ses examens et amorce une existence vide, en marge du monde : d'abord un léger décrochage, puis progressivement, l'abîme. Rien de littéraire pourtant puisque le livre de Carrère est une étude sur l'existence d'un homme tristement célèbre : Jean-Claude Romand.
Le 9 janvier 1993 Romand tue sa femme et ses enfants, avant de tuer ses deux parents et leur chien. Les faits sont connus, nous parlons d'un des faits divers les plus retentissant du siècle. Carrère n'entretient pas de faux suspens, nous sommes mis d'emblée face à l'horreur du crime de Romand. Il nous raconte la découverte des cadavres et de Romand lui-même, retrouvé inconscient parmi ceux qu'ils a tué au sein d'une maison familiale qu'il a incendié avant d'avaler une grosse dose médicamenteuse. Puis progressivement, la découverte de l'horreur, de l'histoire incroyable qui a permis le pire : Romand est l'assassin et Romand, que tout le monde, famille et amis compris, prenait pour un chercheur en médecine, n'a jamais eu ses études de médecine, n'a jamais fait de recherche médical. Il n'a jamais été celui qu'il était sensé être. Mais comment un homme peut vivre sur un mensonge aussi gros ? Qui estvraiment cet homme ? La réponse est aussi sidérante que l'ampleur du mensonge de Romand : Jean-Claude Romand n'était personne, il ne cachait aucune identité secrète.
C'est cela qui est aberrant et c'est certainement cela qui initialement a fasciné Carrère : ce néant sur lequel s'est battit cet énorme faux qu'est l'identité de Romand. C'est son attirance pour ce qui touche aux limites de l'individualité – pour les expériences radicales où l'individu sent l'immense vide sur lequel il repose, la contingence fondamentale de son existence – qui l'a sûrement amené à s'intéresser à Romand. C'est donc une sensibilité particulière qui conduit Carrère à la vie de Romand. Et si cette biographie est si vivante, c'est parce que Carrère travaille dans son livre à partir d'une communauté d'émotions, de passions, qu'il partage avec Romand. Carrère réussit à nous communiquer toute l'intensité de la vie de Romand parce qu'il la vit lui-même intensément. Nous avons affaire à une forme biographique hautement subjective qui s'exprime dans une narration marquée par l'usage du « je » – seule forme d'écriture possible pour ce livre nous dit Carrère – et par la mise en parallèle de la vie personnelle de Carrère et de Romand.
C'est à partir de cette perspective qu'il remonte le fil de la vie de Romand. Il nous livre alors un récit extrêmement précieux car très détaillé, mélange de faits attestés et de détails imaginés – pour retrouver l'intensité de la vie tel qu'elle se vit – allant de l'enfance jusqu'à la vie carcérale de Romand. Ce qui se révèle au travers de ce travail de restitution c'est à la fois la terrible humanité de Romand, sa banalité, sa médiocrité, et le caractère inouïe, terriblement contingent, de sa trajectoire. Car tout commence par une propension banale à mentir que Romand développe dans sa jeunesse – tendance qu'a connu également Carrère dans sa propre adolescence – et par un échec indicible en deuxième année de médecine que Romand cache à son entourage proche. C'est ce mensonge qui, fécondé par une clémence empoisonnée de la providence, donnera naissance à une vie monstrueusement fallacieuse. Progressivement Romand s'enfonce dans son secret, non seulement parce qu'il est terrorisé à l'idée que l'image positive et solide que lui renvoie son entourage s'effondre, mais aussi et surtout parce qu'il bénéficie d'une surprenante succession d'événements qui lui permet de maintenir sa façade d'étudiant en médecine, puis de professionnel dans le domaine médical.
Tout ce que veut Romand c'est une vie normale, un travail reconnu et une famille. Il a tellement peur de ne pas exister au yeux des autres, qu'il s'invente une vie professionnelle fictive, et mène à partir de là une vie familiale bien réelle. Et il n'a que ça : sa vie affective et rien d'autre. En dehors ça : le néant, l'inexistence sociale, des heures solitaires sur les aires d'autoroutes, dans les bibliothèques, en forêt. Il ne cache rien, il cache le rien. Mais ce rien progressivement gangrène tout, révèle le vice fondamentale de sa vie toute entière et menace de tout détruire. Sa femme commence à avoir des doutes, la seule chose réelle menace de s'effondrer. Il ne le supporte pas et pour conserver la pureté de sa vie sentimentale anéantit sa famille toute entière.
Toute la force de Carrère dans ce livre c'est de faire sentir cette terrible banalité du mal. Romand est un homme moyen avec des désirs moyens, qui pris dans un tourbillon de force tragique en vient à l'atrocité. Horrible vérité : il s'agit bien d'un homme, il n'y a pas d'adversaire, pas de diable, si ce n'est la succession insensée des événements. Une tragédie contemporaine, certes fascinante, parce qu'extrême, mais surtout une tragédie sans mystère, sans romantisme, presque dégoûtante de médiocrité. Carrère est revenu de sa fascination initiale : « je ne voyais plus de mystère dans sa longue imposture, seulement un pauvre mélange d'aveuglement, de détresse et de lâcheté ».