Fictions est sans doute le recueil de nouvelles le plus complexe, tortueux, intelligent et abouti de Borges, mais son érudisme, son caractère souvent abstrait et son côté un peu pédant pouvaient être rebutants. Le Rapport de Brodie, le dernier recueil publié du vivant de Borges, était lui dans l'extrême inverse : toujours la concision propre à l'Argentin, ses histoires typées polar, mêlant guerres et criminels, avec toujours cette réflexion variée sur la religion, sur la condition humaine et la notion de temps. Mais le tout était parfois trop simple et dépouillé pour du Borges, et les nouvelles qui le composent étaient clairement moins fortes que celles de Fictions.
L'Aleph, j'y viens enfin, parvient à trouver le juste milieu entre ces deux paradigmes (moins complexe que Fictions, moins accessible que Brodie), tout en gardant cette caractéristique de la nouvelle borgienne (borgésienne ?) : cette capacité à plonger le lecteur dans la réflexion, dans l'introspection, dans la re-considération du récit qu'il vient de lire par le prisme de la conclusion. Et les formes et structures de narration sont toujours les mêmes : un récit en tiroir ("on m'a raconté l'histoire de"/ "j'ai lu que"), l'histoire en elle-même d'un pauvre hère, mort à la guerre, lâche, vengeur ou prisonnier, une couche de réflexion méta-physique/de théologie et une conclusion-choc, de par la relecture intelligente du récit ou un twist qui change totalement la perspective de celui-ci.
Ça marche toujours aussi bien, autant que ça pourra toujours rebuter les plus réticents au style de Borges, mais au cours de ces 200 pages, l'Aleph brasse les siècles et les lieux, et parvient toujours aussi bien à amener des réflexions géniales, et originales, comme dans la Demeure d'Astérion, qui reprend un mythe célèbre du point de vue d'un antagoniste (et ça donne une réflexion très philosophique), Deutsches Requiem, l'histoire d'un Nazi qui se remémore ses crimes en les jugeant nécessaires pour l'Histoire du monde ou l'excellente Quête d'Averroës qui décrit magnifiquement la recherche de ce que l'on ignore. Les histoires sont variées, presque toujours intéressantes et disposent souvent d'un background original (l'Inde, une pyramide mexicaine, l'Angleterre et ces inévitables paysages argentins) qui font que malgré que certains thèmes se croisent (l'histoire qui se répète, les deux faces d'une même pièce, etc), le sentiment de redondance n'est presque jamais éprouvé.
Et puis faut-il encore vanter les qualités littéraires de Borges, son style incisif, ses mots toujours si justement choisis, si précis et ses conclusions sentencieuses ? C'est un recueil aux multiples facettes, aux différents degrés de réflexion et aux situations diverses, qui ne marque sans doute pas autant que Fictions, mais fait toujours bien son ouvrage : faire réfléchir, avec de beaux mots.