L'Amérique est le premier roman écrit par Franz Kafka, et comme les deux autres, il est malheureusement resté inachevé. Pour autant, il n'en reste pas moins génial du début jusqu'à la fin. Eh oui, c'est une alchimie de tous les bons ingrédients qui nous font généralement aimer un roman. De l'humour, du désespoir, de l'absurdité, du tragique, du comique de situation, de l'aventure, du suspense.
Kafka est talentueux, il était incontestablement un génie de la littérature. Ce qui est merveilleux ici et dans ses autres ouvrages, c'est qu'il y a toujours une histoire qui nous passionne à suivre tant celle-ci regorge souvent de mystères, d'intensité, de rebondissements successifs, de rythme, etc. et en même temps, l'histoire en elle-même est toujours remplie de meta-discours, de réflexions en tout genre sur les situations auxquelles sont confrontées les personnages dans l'univers de son oeuvre. On retrouve tout cela dans l'Amérique.
De ce fait, il est évident que ce premier roman de Kafka annonce déjà ce qui se trouvera plus tard dans toute son oeuvre. En effet, on retrouve le thème de l'absurdité des situations qui arrivent au protagoniste. On retrouve évidemment la thématique de l'individu isolé face au monde et l'impression que tout lui échappe, qu'il ne peut pas lutter contre ce qui va lui advenir. Dans l'aventure de Karl, rien n'est véritablement juste, tout est démesuré, que ce soit le moment
où le chauffeur est accusé, le moment où Karl est congédié de chez son oncle, le moment où Karl se fait licencier de l'hôtel California, le moment où Delamarche et Brunelda l'humilie, etc.
Kafka montre que l'homme est profondément contraint d'agir d'une façon particulière sur certaine situation sans qu'il en ait cette envie, il doit accepter son sort quand bien même celui-ci relève d'une injustice profonde.
La société conditionne l'esprit des gens à accepter l'absurdité de leur condition de vie, jusqu'à parfois même s'en complaire. Par exemple,
lorsque Delamarche et Brunelda rendent le personnage de Robinson à l'état d'esclave, ce dernier ne trouve pas à s'offusquer de sa situation.
De même, l'étudiant à la fin du dernier chapitre conforte Karl à rester chez les tortionnaires que sont Delamarche et Brunelda car finalement, il lui explique que sa situation est loin d'être aussi terrible qu'il ne l'imagine.
Tout le monde est d'une certaine manière conditionnée. L'étudiant lui explique bien qu'il travaille de jour dans un petit boulot misérable avec un patron terrible et qu'il étudie en plus de ça la nuit pour vivre. On voit d'ailleurs ici une magnifique critique en finesse de ce prétendu "rêve américain". Oui oui c'est ça, allez en Amérique, vous verrez à quel point c'est génial, en Amérique, votre destin sera nécessairement radieux, tu en as bien fait l'expérience, pas vrai Karl ?
Eh oui Karl s'attendait à devenir réellement quelqu'un aux Etats-Unis, mais tout tourne très vite au vinaigre si vous voyez ce que je veux dire... Finalement, Karl a beau faire des efforts et se battre pour son avenir, il n'en reste pas moins impuissant pour autant car il ne maîtrise pas pleinement son destin. Kafka détruit le mythe du "rêve américain", et plus largement, détruit le mythe de l'individu pleinement libre de son arbitre qui pourrait devenir celui qu'il veut peu importe ses conditions sociales, intellectuelles, psychologiques, etc.
Tout cela est toujours montré en finesse, ce sont des choses que l'on comprend à travers l'aventure que vit Karl. Chez Kafka, vous n'avez jamais des discussions entre des personnages sur ces thématiques présentes, vous le comprenez implicitement dans l'histoire que vit le protagoniste, et je trouve ça génial quand cela est mené d'une main de maître et avec une grande intelligence.
Cependant, il ne faudrait pas du tout voir ce livre comme étant rempli de noirceur et dans lequel le protagoniste vivrait un véritable cauchemar insoutenable, c'est du moins en partie vrai, mais de ce qu'il en ressort réellement à la lecture, pas du tout. Il y a dans ce livre des touches d'humour incroyables, à de très nombreuses reprises, je dois avouer que ce roman m'a même fait pouffer de rire tellement les situations semblent grotesques tout en étant crédibles. Je pense notamment à la scène où Karl se bat avec Clara et qu'il prend une raclée par cette dernière. L'absurdité de ce moment ainsi que sa mise en scène est tellement décalé mais cohérent que ça en devient très drôle ! On rigole vraiment dans ce roman je vous assure. Et ce n'est pas pour rien que Max Brod écrira : Il y a dans ce livre des passages qui rappellent irrésistiblement Chaplin... et il a mille fois raison ! C'est exactement ce qu'il ressortait de nombreuses scènes.
Le roman n'est finalement pas achevé, et on aurait eu tant plaisir à connaître les nouvelles péripéties qui seraient arrivées au protagoniste. Cela dit, le dernier chapitre avec le théâtre d'Oklahoma était censé clôturer l'histoire nous apprend Max Brod (étant l'un des amis les plus proches de Kafka, on peut lui accorder crédit). Ce chapitre nous montre alors que ça ne se finit pas aussi mal que cela pour notre bon jeune Karl. En effet, Max Brod explique que la fin de l'Amérique, contrairement aux autres ouvrages de l'auteur, est profondément positive, en cela que Karl démarre réellement sa vie comme il l'espérait à partir de ce moment. Mais il est vrai que nous pouvons interpréter tout aussi bien ce chapitre comme une nouvelle boucle dans laquelle Karl sera à nouveau pris et que toute cette absurdité qu'il vient de connaître continuera à le suivre éternellement tout au long de sa vie.
J'aurais encore tellement à dire sur cette oeuvre, tellement à exploiter philosophiquement mais je vais m'arrêter là car je vais épiloguer trop longtemps haha.
En tout cas, ce livre est magnifique, il m'a profondément marqué et je ne peux que le recommander à tous les passionnés de littérature.