Amerika, titre qui a le mérite de faire entendre la lettre "K" si chère à l'auteur, est le premier roman de Kafka, resté inachevé. Il annonce Le Procès et Le Château, les deux grandes oeuvres de ce si singulier romancier. On y trouve en effet les thématiques qui lui sont chères : la solitude de l'individu face à la société, l'impossibilité d'exercer son libre arbitre, et surtout l'absurdité de la condition humaine. Comme presque tous les grands romans, qu'on pense à Proust, Dostoïevski, Tolstoï, Flaubert, Steinbeck, Melville, Cervantès et tant d'autres, celui-ci est philosophique. La philosophie n'est pas portée par de grands discours mais par les péripéties de l'histoire.
La première scène est programmatique : sur le bateau, un machiniste harcelé par son chef ne parvient jamais à faire valoir son bon droit. C'est ce qui arrivera à deux reprises au jeune Karl : innocent de la faute que lui impute son oncle puisqu'il n'a fait que répondre à une invitation, innocent ensuite de la négligence qu'on lui reproche dans ce grand hôtel.
La décision de son oncle, il ne peut même pas la contester puisqu'elle lui est annoncée par un message. La sanction est aussi absurde qu'avait été providentielle la découverte de cet oncle puissant et richissime. De même que le renvoi de l'hôtel est aussi brutal qu'était inespérée la protection de la cuisinière en chef. Le destin ballote ainsi Karl comme une barque sur l'océan. Si Karl s'est retrouvé sur cet océan, c'est d'ailleurs pour une autre faute qui nous semble bien excusable, qui ne justifie en tout cas pas d'être coupé de ses parents : avoir cédé aux avances de la bonne.
Du haut de ses 16 ans, Karl est d'emblée confronté à des situations d'adulte, affronter une grossesse non souhaitée, apprendre à travailler pour survivre. L'Amérique, spontanément associée au rêve, celui de faire fortune par ses propres moyens, semble être un cadre idéal pour un roman d'apprentissage. C'est fort ironiquement que Kafka malmène le mythe : Karl est le type même du garçon dégourdi, audacieux, travailleur, celui qui devrait réussir en Amérique, pourtant il est sans cesse refoulé des endroits où il atterrit. Ce n'est pas faute de qualités, tant il dose merveilleusement la résistance (qui le mène à refuser ce qui ne lui convient pas : céder aux avances de la jeune Clara, accepter qu'on touche au portrait de sa mère, être un domestique au service de l'insupportable Brunelda) et l'adaptation (Karl sait s'avouer lucidement vaincu et battre en retraite lorsqu'une partie est perdue).
C'est bien là qu'on trouve le sujet favori de Kafka : la machine qui broie impitoyablement l'individu, quelles que soient ses qualités et sa bonne volonté. Cette machine n'est pas ici étatique comme dans les deux romans qui vont suivre, les oppresseurs sont les patrons, ceux qui ont conquis le pouvoir. Il y a bien du tragique dans les romans de Kafka, un tragique imposé non par des dieux mais par une société qui impose sa loi.
Dans Amerika, cela nous vaut quelques scènes particulièrement savoureuses : Karl agressé par la déterminée Clara (scène en miroir de l'incident à la base du roman : la bonne), les pratiques des grooms dans le dortoir, Karl tentant de se justifier face au gérant de l'hôtel, avec cette superbe réplique :
Il est impossible de se défendre si les autres n'y mettent pas de la bonne volonté.
Et les scènes avec Brunelda, sorte d'ogresse capricieuse assez jubilatoire. L'ultime scène, le recrutement pour un théâtre, avec ses multiples comptoirs qui annoncent la bureaucratie du Procès et du Château, ne manque pas de souffle également. Ces scènes nous parlent aussi du prix de la liberté : tout le monde - Robinson et l'étudiant - conseille à Karl de rester au service de Brunelda, où il jouira du confort matériel et de la protection du puissant Delamarche. Mais Karl entend maîtriser son destin. Il semble y parvenir à la fin du roman ? Tout pouvait encore arriver, une nouvelle désillusion comme un accomplissement enfin durable. On ne saura jamais ce que Kafka avait en tête pour conclure son roman.
Dans la postface, Max Brod, ami très proche de Kafka, déclare que ce roman évoque beaucoup Chaplin. Très vrai : on retrouve les affres de l'individu décidé à s'en sortir face au cynisme des puissants et aux règles de la société. La figure de Thérèse, amour platonique vis-à-vis de Karl, fait aussi penser à bien des amoureuses de Charlot. Chaplin n'avait encore quasiment rien produit lorsque Kafka écrivit son roman. Les liens qui unissent les créateurs entre eux sont parfois bien mystérieux.