Le titre pourrait faire penser à une version romantique du Hussard sur le toît de Giono, or il n'en est rien, le choléra n'étant qu'un motif de second, voire de troisième plan. Il faut en effet être attentif au pluriel de "aux temps", qui passe assez inaperçu en français, et désigne davantage une époque qu'un épisode particulier.
Comme dans Cent ans de solitude, l'histoire s'ancre dans un lieu, que l'on va voir évoluer au fil du temps, avec quelques va-et-viens temporels. Le pays n'est jamais nommé, mais on se situe dans un port d'Amérique centrale donnant sur les Caraïbes. C'est ce qui m'a intéressé, car on parle souvent de l'Amérique du Sud, mais on résume souvent l'Amérique centrale à l'impérialisme de la United Fruit et aux républiques bananières.
Comme toujours, le cadre matériel est magnifiquement rendu, que ce soit la flore luxuriante ; les demeures exubérantes de la bourgeoisie éclairée mais conservatrice, remplies d'objets précieux importés d'Europe ; la présence de l'Eglise (cloître abandonné, monastère, cathédrale, cimetière...) ; les rigoles nauséabondes entre les taudis populaires ; le vivant qui côtoie la mort et la maladie (les abattoirs) ; la présence étrangère (les hôtels, les compagnies maritimes ouvrant des lignes régulières) ; la transformation progressive avec l'arrivée timide du tout-à-l'égoût et de l'électricité ; l'opposition feutrée entre progressistes et conservateurs, pourtant unis dans leur haine des révolutionnaires ; les bordels ; les légendes urbaines (de gallions coulés dans la rade). On est happé par cette ambiance où les contrastes sont marqués et les couleurs vives.
Le livre suit au fonds l'histoire d'un triangle amoureux qui n'a jamais vraiment lieu entre trois personnes :
Le docteur Juvenal Urbino, jeune progressiste qui épouse Fermina Daza, une femme de tête qui ne l'aime pas. Epris de grande culture, il accepte d'abandonner l'Europe pour revenir dans sa cité natale, qu'il essaie de faire modestement évoluer. Peu courageux, il finit par tromper son épouse avec une Noire, Barbara Lynch.
Fermina Daza, fille d'un muletier/escroc devenu riche mais marginal, femme de caractère qui tombe amoureuse de Florentino Ariza mais décide d'épouser Juvenal Urbino, qu'elle n'aime pas mais qui lui confère un statut social bien plus réaliste. Aucun des malheurs qu'elle traverse ne parvient durablement à l'affecter.
Florentino Ariza, musicien talentueux mais émotionnellement et socialement instable, qui tente d'entraîner la jeune Fermina Daza dans une histoire d'amour passionnée qu'elle choisit de refuser. Il devient un homme à femmes et monte dans la société au sein de la compagnie maritime de son oncle, qu'il finit par reprendre.
A titre personnel je trouve que cette histoire d'amour avortée entre Florentino et Fermina, bien qu'elle soit le fil rouge du roman, ponctuée de leurs rencontres à des âges variés, laisse beaucoup d'espace à la vie quotidienne de la ville, et c'est très bien. Car cette romance présente en réalité peu d'originalité, à part la dernière partie qui se déroule à une époque d'âge avancé et bouscule le tabou du sexe des personnes âgées. Le plus intéressant, c'est de remarquer que le conflit direct entre les personnages masculins n'éclate jamais, et de chercher à voir pourquoi. Le parallèle entre les symptômes du choléra et ceux de l'amour est drôle, mais davantage fait en passant que réellement exploité.
Pour moi le roman se joue ailleurs que dans cette romance.Il y a beaucoup de personnages secondaires savoureux, en général liés à Florentino (le tenancier de bordel Lotario Thugut, la bonne noire Gala Placidia, les multiples amantes de Florentino, son oncle Léon XII, ancien aventurier et l'étonnante Leona Cassiani, personnage inoxydable qui pourtant aime profondément Florentino).
A la différence de Cent ans de solitude, on ne fait pas que rester dans la ville portuaire : on traverse la Sierra Nevada pour aller à Valledupar, dans d'autres villes intérieures difficiles d'accès ; on fait une croisière le long d'un fleuve qui s'avérera dévasté par la modernité.
Comme souvent chez Garcia Marquez, on a ici une réflexion sur le temps et les effets du vieillissement. Le livre détaille la détérioration physique des personnages et la transformation de leur cadre matériel. Par rapport à Cent ans de solitude, les luttes politiques sont moins présentes. elles sont là mais forment plutôt un bruit de fonds.
J'ai minoré l'aspect psychologique du roman car ce n'était pas mon principal centre d'intérêt, mais il est indéniable ; la manière improbable dont les rapports des personnages entre eux évoluent a sa propre logique. A ce sujet la fin du roman est intéressante, car elle montre un miracle qui passe par l'acte littéraire d'écrire.
Après la mort de Juvenal Urbino, Fermina Daza envoie une lettre d'insultes à Florentino Ariza, qui a osé lui faire des avances maintenant qu'elle est libre. Il lui envoie des lettres qui décrivent le sentiment amoureux, pas à titre personnel, mais en général, et Fermina se prend, même si elle se refuse à le montrer, à attendre les suivantes. Ils finissent par s'avouer leur amour mais un remariage est impensable. Ils font donc une croisière remontant le fleuve avec la compagnie maritime dont Florentino est devenu le patron. Au retour, pour éviter l'arrivée de nombreux passagers étrangers, ils font revenir le bateau à vide en prétextant un cas de choléra imaginaire. Ils s'abandonnent au sexe, et décident de continuer leur vie en faisant ainsi des aller-retours sur le bateau.