Délire mystique

Dans un futur proche, à moins que ce ne soit dans un présent alternatif, de nouvelles forces dirigent le monde. Finie la guerre froide ou son succédané néocolonial qui se cache sous l'ultralibéralisme, nous sommes bien dans le choc des civilisations.

A l'est, le long du front polonais et roumain, les armées de l'archange Michel mènent une guerre des tranchées contre les forces musulmanes. Certes des accords ont bien été passés pour interdire le recours aux armes thermonucléaires – il serait dommage d'en finir trop vite – mais cela n'empêche pas les belligérants de recourir à des bombardements avec des missiles à l'uranium appauvri. Ces bombardements incessants sèment la terreur et le désarroi parmi les populations civiles.

Sorti des décombres de sa maison et des restes fumants de ce qui lui restait de famille, Pibe rejoint un groupe de cailleras. Ce sont des orphelins qui, pour survivre, se sont fait horde de pillards en arrivant les premiers sur les lieux de bombardements. Ils prennent tout ce qu'ils peuvent et tuent tous ceux qui se mettent en travers de leur route. Les légionnaires de l'archange Michel ont bien du mal à lutter contre eux. C'est à se demander s'ils n'ont pas, eux aussi, une utilité dans cette société en faillite.

Pibe va peu à peu s'intégrer parmi eux et devenir un des leurs. Il devra apprendre à tuer, à survivre dans ce monde ravagé et décadent. Jusqu'à ce que toute la horde soit massacrée par les légions de l'archange. Seul survivant avec Stef, elle va l'amener vers l'Est et le front auprès de l'archange histoire de voir à quoi il ressemble vraiment. Malgré les étranges pouvoirs que semble posséder Stef et sa mission encore plus mystérieuse, Pibe la suit et ne sera pas épargné par les tourments de son amour naissant.

On assiste, parallèlement aux mésaventures de Pibe, à des scènes de la vie courante, d'une cruauté sans bornes. Dans cette Europe où l'ordre moral chrétien à pris le pas sur nos démocraties molles, le sort des plus faibles – et notamment des femmes - n'a rien à envier à celui promis par l'obscurantisme qu'on prête un peu trop facilement au monde musulman. La violence est partout et la loi du plus fort est la seule qui ait droit de cité. Là où Bordage est remarquable c'est dans ces tranches de vies. Toutes sont liées à la suivante et on y découvre des salauds et des héros, des zéros et des résistants, des personnages laids et d'autres admirablement beaux. Et tout cela nous amènera à la rencontre finale avec Stef et Pibe. C'est une écriture fabuleuse qu'il a employé là.

Second ouvrage de sa trilogie des prophéties, après « L'Evangile du Serpent », Pierre Bordage nous offre avec « L'Ange de l'Abîme » une autre vision biblique transposée dans notre société. Ici l'archange Michel sème la mort et la désolation afin d'établir une Europe pure et chrétienne, renouant avec les traditions les plus barbares de l'Eglise tels qu'ont été les tourments de l'Inquisition et les manipulations de l'Opus Dei. « Tuez les tous, Dieu reconnaitra les siens » disait Arnaud Amaury à ses troupes lorsqu'ils massacraient les Cathares.

On retrouve avec joie la qualité d'écriture de Pierre Bordage qui ne porte aucun jugement sur les adversaires musulmans. Contrairement à un Dantec ou à un Houellebecq qui en aurait profité pour asséner quelques propos malodorants, Pierre Bordage décrit d'abord les religions comme des maladies qui rongent nos sociétés, mais aussi comme des prétextes utilisés par leurs dirigeants pour mener leurs peuples aux pires infamies. Et c'est l'ultime pas vers ces religions, la guerre sainte, le jihad, qui est ici montré comme le crime absolu sous-jacent au concept de religion. Peut-être est-ce là le crime contre l'humanité par excellence, celui que l'on commet au nom d'un Dieu qui se dit bon ?