Fred Vargas: un univers incertain

Je n'écrirai pas de critique pour chaque livre de Fred Vargas. Celle-ci vaudra pour l'ensemble de ses "rompols".

En ouvrant un livre de Fred Vargas, vous entrez dans un monde fantastique, non parce qu'elle s'adosse aux légendes locales, aux mythologies populaires -C'est là toute sa force-, mais parce que le monde dans lequel évoluent ses personnages n'est pas notre monde. C'est un monde subtilement décalé où les perspectives sont biaises, où il n'existe pas de ligne droite, seulement des courbes. Une fois plongés dans cet univers, on ne serait pas surpris en desserrant son frein à main de voir sa voiture monter une côte en roues libres. Mais tout cela parait rationnel, opposé par la magie de l'écriture aux mondes fantastiques des légendes.

Une autre qualité des romans de Fred Vargas, est la particularité de chacun de ses personnages qui se définissent par leurs fêlures, qui sont plus des fractures, voire des canyons, surtout chez les héros récurrents.
Le commissaire Adamsberg, un personnage lunaire, non cartésien, évaporé, fonctionne par analogies et intuitions. Ces caractéristiques font de lui un personnage sympathique aux intuitions géniales dans les premiers romans, mais il s'efface progressivement, jusqu'à n'être plus qu'un rêveur inoffensif qui oublie tout et ne résout plus les énigmes que grâce à la providence. Il va même jusqu'à ne plus apparaître directement dans "Un peu plus loin sur la droite". On a l'impression que Fred Vargas s'éloigne d'une personne qui lui sert de modèle pour ce personnage.
Autre personnage récurrent, Camille nous est présentée comme forte et indépendante, mais nous apparait plus fuyante, glissante, et même instable. L'auteur s'investit sans doute dans ce personnage dont les actes ne correspondent pas à la définition qu'il en donne.
Dans l'ensemble, les personnages ont des caractères très féminins, sauf paradoxalement, le lieutenant Violette Retancourt, femme colossale qui protège les hommes de la brigade -une sorte de pater familias-, tandis qu'Hélène Froissy la malingre, veille comme une mère sur les mêmes. Vargas bouscule les codes.

Elle les bouscule tellement qu'elle ne respecte même pas les siens. Les enquêtes s'écartent brutalement de la logique qu'elle a elle-même tracée sous des prétextes fallacieux. Lorsque son héros désigne un coupable possible avec des arguments fragiles et glissants, il décrète avec la même logique qu'on ne peut le surveiller. On en surveille donc un autre pendant que le premier se fait suicider. De la même manière, on fait évader un accusé qu'on juge innocent, puis on change d'avis, alors que la seule façon de lui venir en aide serait de trouver le vrai coupable. Bref, Fred Vargas alias Frédérique Audoin-Rouzeau s'obstine à faire entrer la pièce de section ronde dans le trou en losange et la pièce carrée dans le trou triangulaire, mais ce n'est pas grave, elle a un gros marteau... et puis elle a une excuse, la déformation professionnelle: elle est archéologue.

Le style est agréable, le cadre toujours renouvelé même si l'intrigue est un peu toujours la même, ces livres se lisent facilement. Le monde qu'elle décrit devrait être inquiétant avec cette caste des puissants qu'on ne peut surveiller, ni interroger et encore moins mettre en examen (elle ne doit pas avoir la télé), mais en fait on se sent bien dans ce monde féminin, confortable, bourgeois et même douillet. Des livres à lire dans le train, ce n'est pas grave si l'on perd le fil, il est fragile de toute façon.
Pour les plus consciencieux, vous pourrez vous amuser à rechercher les symboles dont elle émaille ses romans, ou examiner sous tous les angles sa façon de jouer avec les mots.

Posologie: 1 Vargas par an.
Ne pas dépasser la dose prescrite.