L’Arrêt de Mort, publié en 1948, décrit la mort, où plutôt le mourir de trois personnages. La mort est omniprésente, elle enserre le récit, mais toute la vie des personnages passe à travers elle, et la transforme. Comme le suggère le titre, la mort tombe comme un arrêt, un couperet et en même temps s’effectue l’arrêt de la mort, sa suspension dans une temporalité, qui gouverne tout le récit, ici exprimé : "Ce qui arriva était arrivé depuis longtemps".

Cela est connu mais la mort traverse l’œuvre de Blanchot. De la mort, Blanchot n’en fait pas une simple fatalité et il ne cherche pas à escamoter les problèmes que celle-ci pose. Blanchot nous dit qu’on ne peut faire l’expérience de la mort, il nous reste donc que le mourir qui est - puisque la mort nous est impossible en tant qu’expérience - de l’ordre de l’infini. Là où pourrait penser que le mourir est une agonie, Blanchot remplace celle-ci par un sursis, par une pensée qui retourne la mort contre elle-même. Ainsi J. alors qu’elle se trouve au plus proche de son décès se trouve investie d’une grande vitalité, situation ambigüe inscrite à même sa main ("Les mains de J. étaient petites et elle ne les aimait pas ; mais les lignes m’en paraissaient tout a fait singulières, hachées, enchevêtrées, sans la moindre unité apparente je ne saurais les décrire, bien qu’en ce moment même si je les aie sous les yeux et qu’elles vivent. […] cependant au milieu s’ouvrait toujours le profond coup de hache, et si cette ligne s’appelle bien ligne de chance, je dois dire que son aspect rendait cette chance tragique ").

Cette idée de sursis est présente dans tout l’Arrêt de mort, tant par la vitalité des agonisants que par l’incertitude du mourir du narrateur. L’atmosphère se fait par instant glaciale, quelquefois produisant une tension intense, mais aucun des faits ne se conclus réellement. Ils sont là pour toujours. Dans le Procès de Kafka, K., pour en savoir plus sur le tribunal, rend visite au peintre Titorelli. Ce dernier lui explique, entre autres, les types de jugement que peut rendre le tribunal. Au-delà de la condamnation et de l’abandon des charges se trouve l’atermoiement. C’est un état intermédiaire, où l’on est ni coupable, ni innocent. L’atermoiement signifie qu’aucune fin n’est possible, que rien de définitif sera prononcé. Du fait de cette impossibilité de statuer, il n’y a plus que l’expérience infinie, le mourir infini pour Blanchot. Même si ce mourir est subi, il est possible de vivre en lui : "Moi-même, je n’ai pas été le messager malheureux d’une pensée plus forte que moi, ni son jouet, ni sa victime, car cette pensée, si elle m’ a vaincu, n’a vaincu que par moi, et finalement elle a toujours été à ma mesure, je l’ai aimé et je n’ai aimé qu’elle, et tout ce qui est arrivé, je l’ai voulu".

Ainsi, l’Arrêt de mort institue cet espace de sursis, condition de la littérature pour Blanchot et exprime au mieux toute l’ambigüité de la mort et du mourir. Et pour finir, le mot de la fin à Blanchot (cette fois-ci dans L’espace littéraire) : "il nous arrive de dépasser l’instant de mourir, ayant été trop loin, inattentif et comme distraits, négligeant ce qu’il eût fallu faire pour cela (avoir peur, se retenir au monde, vouloir faire quelque chose) et, dans cette négligence, la morte s’est faite oubli, nous avons oublié de mourir.".
Heliogabale
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le 3 janv. 2015

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