"Stratégie occidentale

A priori, il semblerait que l'Ukraine et les pays occidentaux partagent le même objectif et donc la même stratégie. Mais ce n'est pas le cas. Les stratégies de l'Ukraine et de l'Occident (c'est-à-dire des États-Unis) sont parfois difficiles à distinguer l'une de l'autre, car elles se nourrissent l'une de l'autre sans parvenir à satisfaire des intérêts bien distincts.

Depuis les années 2000, l’intérêt premier de l’Ukraine est de se rapprocher de l’Occident pour garantir sa prospérité. Comme je l’ai montré dans des livres précédents, elle voit ce rapprochement à travers une adhésion à l’OTAN, qui devrait lui ouvrir la porte de l’UE, et devenir ainsi un membre « à part entière » de l’Europe moderne. Jusqu’en 2014, la Russie était un partenaire et non perçue comme une menace. Dès lors, les politiques discriminatoires à l’égard des minorités, et en particulier de la minorité russe, ont accru les tensions entre les deux pays (comme avec la Hongrie d’ailleurs), culminant avec l’OSM de 2022.

Les États-Unis sont obsédés par la Chine, dont le développement technologique et commercial rapide – deux domaines dans lesquels ils revendiquent le leadership mondial – est toujours perçu comme une menace. L’objectif des États-Unis est donc d’empêcher que la Russie ne devienne le « pré carré » de la Chine et de l’Europe en matière d’énergie et de ressources naturelles. Au départ, la stratégie américaine à l’égard de la Russie a fait l’objet de deux visions contradictoires au sein même de la Maison Blanche :

• Offrir des concessions à la Russie afin de la maintenir à l’Ouest et ainsi affaiblir la Chine ;
• Affaiblir la Russie, provoquer la chute de Vladimir Poutine et un changement de pouvoir pour le rendre inutile à la Chine.

Dans les deux approches, l’Ukraine a joué un rôle central : soit par les concessions qui auraient pu être faites à la Russie, soit en l’utilisant pour entraîner la Russie dans un conflit. C’est finalement la deuxième option, défendue par Victoria Nuland et Anthony Blinken, les « ultras » de l’administration Biden, qui a été choisie.

Elle devait être prolongée par une « décolonisation » de la Russie, (293) c'est-à-dire son démembrement et la création de nouveaux pays. (294) C'était confirmé par Oleksiy Danilov, secrétaire du Conseil de défense et de sécurité nationale de l'Ukraine, en mars 2022, sur la chaîne de télévision suisse RTS : (295)

L’Occident doit se préparer à la décolonisation de la Russie. La Russie cessera bientôt d’exister dans ses frontières actuelles. Ce n’est pas de notre ressort. Le début de l’effondrement de la Russie a été provoqué par Poutine le 24 février 2022… Les processus qui ont conduit à l’effondrement de l’URSS sont désormais en cours dans la Russie d’aujourd’hui.

À partir de mai 2022, pas moins de cinq conférences (dont une en visioconférence) se sont succédées à Varsovie (mai 2022), Prague (juillet 2022), Gdansk (septembre 2022) et Bruxelles (janvier 2023). On est loin de la « paranoïa » proclamée par les médias d’État suisses.

Pour parvenir à cet effondrement, une stratégie a été décrite très précisément par la RAND Corporation , le think tank du Pentagone, en mars 2019, dans un document de 300 pages intitulé Extending Russia: Competing from Advantageous Ground. (296) Les Américains ont scrupuleusement appliqué cette stratégie qui consiste à pousser la Russie au conflit. (297)

C’est là qu’intervient l’Ukraine : elle a été conçue comme une sorte d’appât et d’échange, permettant à l’Occident de mobiliser la communauté internationale contre la Russie.

Mais les analystes de la RAND avaient prévenu que cette stratégie pourrait se retourner contre l’Ukraine si les capacités russes n’étaient pas correctement évaluées. Et c’est exactement ce qui s’est passé. Comme elle n’était pas à l’échelle des économies occidentales, on pensait que son économie était fragile et s’effondrerait rapidement. Comme Vladimir Poutine était présenté comme un « dictateur », (298) nous pensions que la population russe cherchait simplement une occasion de le renverser. Parce que nous pensions que l'armée russe était mal équipée et commandée de manière rigide, nous pensions qu'elle serait rapidement défaite sur le champ de bataille. par une armée ukrainienne entraînée par l’OTAN. En d’autres termes, les « stratèges » occidentaux pensaient que cette guerre serait de très courte durée, car les sanctions massives (299) et l’isolement international de la Russie devaient garantir que celle-ci ne serait plus en mesure de soutenir son effort de guerre, comme l’imaginait Ursula von der Leyen devant le Parlement européen le 2 mars 2022. (300)

293 . Casey Michel, « Décoloniser la Russie », The Atlantic , 27 mai 2022 (https://www.theatlantic.com/ideas/archive/2022/05/russia-putin-colonization-ukraine-chechnya/639428/)

294 . https://www.csce.gov/international-impact/events/decolonizing-russia

295 . https://www.rts.ch/info/monde/13818312-lukraine-demande-des-armes-des- armes-et-encore-des-armes.html

296 . James Dobbins, Raphael S. Cohen, Nathan Chandler, Bryan Frederick, Edward Geist, Paul DeLuca, Forrest E. Morgan, Howard J. Shatz, Brent Williams, « L’extension de la Russie : une concurrence sur un terrain avantageux », RAND Corporation , 2019, p. 101.

297 . Robert H. Wade, « Pourquoi les États-Unis et l’OTAN souhaitent depuis longtemps que la Russie attaque l’Ukraine », London School of Economics and Political Science , 30 mars 2022 (https://blogs.lse.ac.uk/europpblog/2022 /30/03/pourquoi-les-etats-unis-et-l-otan-veulent-depuis-longtemps-que-la-russie-attaque-l-ukraine/)

298 . « Biden qualifie Poutine de « dictateur » et affirme que l’armée russe est « ridiculisée » », Euronews , 4 mai 2022 (https://fr.euronews.com/2022/05/04/biden-qualifie-poutine-de-dictateur-et-estime-que-l-armee-russe-est-ridiculisee)

299 . Paul De Grauwe, « La Russie ne peut pas gagner la guerre », London School of Economics and Political Science , 2 mars 2022 (https://blogs.lse.ac.uk/europpblog/2022/03/02/russia-cannot-win-the-war/)

300 . https://www.pubaffairsbruxelles.eu/eu-institution-news/speech-by-president-von-der-leyen-at-the-european-parliament-plenary-on-the-russian-aggression-against-ukraine/"