Pierre Vidal-Naquet commença sa carrière universitaire par un mémoire sur la conception de l'histoire chez Platon (vaste sujet s'il en est), ce qui exigea de lire toutes les oeuvres du philosophe dans l'ordre chronologique. Il fallut donc s'attaquer aussi au Timée et au Critias, où l'on trouve les deux passages où Platon évoque l'Atlantide. Ce petit livre est donc un de ceux que produisent les grands savants en fin de carrière, lorsqu'ils ont amassé des lectures depuis des années sur un hobby annexe à leur sujet de prédilection et choisissent d'en publier une synthèse.
Ce livre ne conviendra sans doute pas à qui chercherait un état à jour de la bibliographie sur l'Atlantide, car depuis les années 2000, des colloques ont été consacrés à la question. Il tient cependant une position de bon sens, qui, comme tout bon ouvrage d'historien, n'a rien de spectaculaire mais est nécessaire. Pour en résumer la thèse principale, l'Atlantide est un mythe inventé par Platon, qui pastiche Thycydide et surtout Hérodote, pour livrer une image de ce que fut la thalassocratie athénienne du temps de la ligue de Délos (première et deuxième période). De manière assez originale, le philosophe livre une image en négatif de l'impérialisme athénien, l'Atlantide n'étant pas, contrairement à l'image qu'elle a laissée, une utopie positive et scientiste, mais la représentation d'une puissance impérialiste, victime de son hybris. Dans les deux discours, elle se heurte à Athènes, petite puissance terrestre. A travers cette histoire, Platon affirme de manière détournée qu'Athènes a eu tort de miser sur la thalassocratie, et que c'est d'avoir négligé le combat sur terre qui lui coûta la défaite lors de la guerre du Péloponnèse, puis son état de déliquescence au IVe siècle.
J'avoue que cette lecture, sans doute déceptive pour tous ceux qui auraient rêvé de trouver les restes d'un continent perdu, et nonobstant le caractère fragmentaire du Critias, me convainc tout à fait. Je suis toujours sensible aux explications qui éclairent le contenu d'un ouvrage à partir du contexte politique au moment de sa rédaction. De ce point de vue, l'ouvrage de Vidal-Naquet est satisfaisant.
Alors, pourquoi pas 8, 9, 10 ? Parce qu'à l'image des écrits de Vernant, Vidal-Naquet aime les effets de style. Ho, pas du style ampoulé. Mais il ne dit pas clairement la thèse principale de son livre, il la diffuse progressivement, et cela peut perdre le lecteur. De ce point de vue, le premier chapitre, celui où il glose sur les discours du Timée et du Critias, risque de laisser le lecteur non-spécialiste sur le bas-côté. Prenons quelques citations, comme p. 29 : "L'Atlantide est, au contraire, le monde de l'histoire, telle, en apparence, que l'entend Platon, c'est-à-dire le monde de l'altérité pure". Or P. 18, l'auteur fait référence à l'Atlantide comme à "cette anti-Histoire". Il y a là de quoi perdre le lecteur, et l'ouvrage aurait gagné à adopter une attitude plus frontale dans sa rédaction (les anglo-saxons font ça très bien), voire à ne pas s'autoriser autant d'incises.
Le chapitre 1 revient donc sur le contenu du mythe de Platon (mais il eut été bon, en annexe, de reproduire les passages en question), puis les chapitres suivants s'attachent aux multiples avatars du mythe à travers les millénaires, et Dieu sait que ce mythe a été tordu dans tous les sens. De ce point de vue, ces segments relèvent parfois du catalogue de notes de lectures.
Le livre dispose d'un cahier d'illustrations, avec notamment de nombreuses cartes, même si on comprend bien que la discussion sur les recherches géographiques qui cherchent à situer l'Atlantide n'est pas son point central.
Une dernière remarque : Vidal-Naquet, soucieux d'aller loin dans la démystification, détruit toute idée de lien entre le mythe atlante et le souvenir des "âges obscurs", cette période du VIIIe siècle marqué par ce qu'on a appelé "l'invasion des peuples de la mer". Cela se comprend mais il n'est pas impossible de voir, derrière ce mythe, un écho de cette période, ou à tout le moins l'idée que les civilisations peuvent s'effondrer.
Je reproduis ensuite le déroulé des chapitres avec quelques remarques.
I - Au commencement était Platon
Chapitre touffu, comme je le disais, où l'on voit que Platon convoque Solon, l'Egypte et un certain nombre d'effets de réel pour rendre crédible ce qui n'est qu'un récit de science-fiction, celui de la guerre, dans un lointain passé, de l'Atlantide avec Athènes. Puissance située à l'est, thalassocratie, elle est une parodie (inversée géographiquement) du récit des guerres médiques par Hérodote. Cependant ce n'est pas vraiment le récit de la guerre entre Athènes et une puissance extérieure : c'est celui d'une stasis entre deux conceptions d'Athènes, l'une thalassocratique, l'autre comme puissance terrestre. Au fonds, ce récit pourrait être mis sur le même plan que les Histoires extraordinaires de Lucien, mais de manière perfide, il cherche à se montrer comme réel.
II - Atlantides antiques.
On suit la trace de ce mythe dans d'autres sources antiques (étonnamment abondantes !), en faisant le tri entre ceux qui ont pris Platon pour argent comptant (Diodore de Sicile, qui comme d'habitude mélange tout ; Plutarque ; Ammien Marcellin ; Philon d'Alexandrie) , ceux qui prennent leurs distances (Aristote qui n'en parle pas ; Pline l'Ancien, qui cite Platon avec scepticisme) et ceux qui pastichent le pastiche (Théopompe de Chios, via Elien). Les chrétiens (Tertullien, Arnobe Saint-Augustin) reprennent la fin de l'Atlantide comme un fait historique dans un catalogue de catastrophes visant à prouver qu'il y avait des catastrophes bien avant l'arrivée des chrétiens. Les néo-platoniciens de l'Antiquité Tardive, comme Proclus, n'ont hélas pas conscience du contexte politique dans lequel écrivait Platon et prennent ses textes trop au sens figuré. Proclus cite cependant sept îles, qui auraient été recensées dans l'Atlantique par un certain Marcellus, dont on n'a pas trace ailleurs que chez lui. Enfin, les auteurs byzantins comme Cosmas Indicopleustès témoignent d'une terrible régression scientifique, qui recopie Platon (mal) sans distance.
III - Le retour des Atlantes (1485-1710).
Ce qui ramène l'Atlantide dans les discours, au XVe siècle, ce sont les grandes découvertes, mais évidemment le mythe est en concurrence avec bien d'autres, comme celui du prêtre Jean. Bartolomé de Las Casas pense voir dans les Indiens les descendants des Atlantes. Le mythe se mélange d'ailleurs avec celui des dix tribus perdues d'Israël (IV Esdras 13, 40-44). Montaigne, comme toujours, tient le discours du bon sens (Essais, XXXI, 1) en refusant l'identification Nouveau Monde/Atlantide (dont il ne refuse pas, cependant, la possible existence). Bacon, dans la Nouvelle Atlantide, décrit une utopie scientiste.
Mais surtout, un nouveau courant nationaliste apparaît avec l'Atlantica d'Olof Rudbeck. Ce savant suédois a fait un parallèle entre Platon et Jordanès pour "prouver" que la Suède... aurait été le berceau de toutes les civilisations ! Thèse qui sera bien sûr chérie par les partisans de la supériorité aryenne. Il est le premier d'une longue lignée de littérature nationaliste délirante.
IV - Lumières de l'Atlantide (1680-1786).
Les Lumières se heurtent à la question de l'âge du monde selon la Bible, et l'Atlantide est avancée pour tenter de réconcilier les traditions, comme dans la Demonstratio Evangelica de Pierre-Daniel Huet, cependant toute cette littérature s'intéresse moins aux faits qu'à la gnose. Il y a la vieille idée que l'Atlantide serait la Palestine. Cela fait rire Voltaire, mais à ce jeu, le courant nationaliste continue avec l'italien Carli. La France est plutôt épargnée, sans doute car elle a déjà un Etat fort sous Louis XIV et n'a pas à aller chercher dans ce genre de mythe pour s'affirmer. Certains font preuve d'une clairvoyance remarquable face au mythe, comme Nicolas Fréret ou Voltaire. Cependant d'autres croient, sans nationalisme, à l'Atlantide comme berceau de civilisation : c'est le cas de Bailly (le révolutionnaire), mais aussi Nicolas Boulanger, qui pense que chaque catastrophe cyclique a suscité un législateur (Solon, Moïse) qui dérive du savoir des Atlantes. Le savant Bartoli est le seul à comprendre que le mythe de Platon a un sens politique, mais il est l'objet de risée.
V - Le grand tournant (1786-1841).
Les délires continuent avec Delisle de Sales, qui place l'Atlantide dans le Caucase comme berceau de la civilisation, et surtout Fabre d'Olivet, occultiste et son disciple. Pour lui il y eut trois peuples originels : les Atlantes agriculteurs, les Peris religieux et les Scythes guerriers. Tous les peuples du monde dérivent de rameaux issus de ces trois peuples ou de leurs croisements. Le grand drame est que la race blanche du Nord, les Celtes/Scythes, a vaincu la race noire [original !] du Sud, les Atlantes. A côté, le courant atlanto-nationaliste continue en Italie (Angelo Mazzoldi), au Royaume-Uni (W. Blake, W. Wilford), voire en Irlande (Henry O'Brien). En 1841, l'étude de Platon par Thomas-Henri Martin sonne la fin de récréation scientifique, ce qui ne détruit pas la tradition atlanto-nationaliste mais pousse le mythe dans un nouveau domaine, celui du roman.
VI - Il faut qu'une nation soit ouverte ou fermée.
Le mythe inspire un poème épique à Népomucène Lemercier, l'Atlantiade. Le fantasme scientiste se développe, avec bien sûr Jules Verne. Ici, Vidal-Naquet se permet un excursus assez tiré par les cheveux sur un autre ouvrage de Verne (assez patriotard), Les 500 millions de la Bégum, simplement pour dire que Platon a pu en inspirer des passages. Si l'histoire coloniale, au Maroc, permet quelques recherches sur l'Atlantide, l'objet devient de plus en plus littéraire, avec le roman de Pierre Benoit, récit exotique fin-de-siècle. Le thème va aussi être très utilisé par les nazis après la défaite de 1918. On trouve des ouvrages pseudo-scientifiques comme celui de K. G. Zschaetzsch (l'Atlantide est en Suède), d'Albert Hermann, qui s'appuie sur un faux, la Chronique d'Ura-Linda pour la placer entre l'Egypte et la Libye, ou encore sur A. Rosenberg. A noter enfin une tentative de L. Canfora, en partant d'une idée intéressante (les colonnes d'Hercule auraient, dans un premier temps, désigné le détroit de Sicile plutôt que celui de Gibraltar), de placer l'Atlantide... en Sardaigne.
VII - Interlude : Notes sans musique.
Ayant eu l'occasion d'évoquer la récupération du mythe par les nazis, Vidal-Naquet s'autorise deux excursus : Le premier porte sur un opéra rédigé en janvier 1944 à Theresienstadt, intitulé Der Kaiser von Atlantis, dont l'empereur digne d'Ubu est une parodie d'Adolf Hitler qui doit faire face à une grève de la mort, trop fatiguée par la guerre moderne.
Le second porte sur W, ou le souvenir d'enfance de Perec, que j'ai eu l'occasion de critiquer ici, et où l'auteur démêle les références à Platon.
VIII - L'eau, la terre et les songes.
Au-delà de la référence à Bachelard, le livre se termine sur la littérature pseudo-scientifique, disons occultiste, qui continue à chercher l'Atlantide en s'efforçant de prendre un air sérieux. Vidal-Naquet fait une brève revue de la Story of Atlantis de William Scott-Elliott. Il a beau jeu de montrer que Platon y est convoqué pour y être terriblement déformé. Il mentionne aussi le livre d'Ignatius Loyola Donnelly, pour qui toutes les civilisations sont des colonies perdues de l'Atlantide [Thèse qui me rappelle beaucoup celle de James Churchward, dont les livres m'ont beaucoup fait rire, et sur lesquels j'aurais dû rédiger des critiques]. De manière un peu condescendante, Vidal-Naquet synthétise sous forme de points les thèses absurdes de l'auteur, partant du principe que leur absurdité le dispense de chercher à les détruire (attitude que l'on pourra reprocher aussi à l'auteur, dans une moindre mesure, concernant les négationnistes).
L'auteur conclut le livre, une fois la démystification faite, en rendant l'Atlantide "à l'image et à la poésie", et je trouve ça très bien. Bien sûr, l'Atlantide n'a pas existé. Mais ça n'empêche pas de rêver...