J'ai croisé l'Auteur dans les années 80. Il était coutumier de cette scène de la poésie sonore et visuelle qui fleurissait alors dans quelques galeries parisiennes et dans les musées où elle avait des relais. On appelait cela la "performance" et c'était en lien avec l'art corporel ou le happening. Il faisait des lectures qui engageaient parfois son corps avec calme et sans violence. Il marquait une différence en cela que son écriture ne visait pas l'atomisation, elle coulait comme une source. Ce classicisme dénotait dans l'avant-garde où il avait pourtant sa place. Il faisait preuve de culture, d'humour et avait le sens de la forme courte (donc de la chute) si bien que ses prestations apportaient élévation de l'esprit et satisfaction souriante à un public qui venait souvent pour la transgression. C'était alors un quadragénaire qui exerçait une séduction qui tenait à l'assurance de son comportement et à un élégance qui n'avait rien de vestimentaire. Il n'était pourtant guère un bellâtre. Il avait perdu un œil, ce que je ne devinais pas mais donnait peut-être à l'expression de son visage un caractère particulier.
Je fréquentais alors des copains de mon âge. Nous étions cooptés par des aînés artistes qui étaient des amis de l'Auteur et nous accueillaient généreusement. Pourtant, il était pour moi une apparition inatteignable. J'avais lu ou on m'avait dit que c'était un érudit. Un érudit, c'est quelqu'un qui a des amis non seulement dans les galeries mais aussi parmi les auteurs des décennies voire des siècles passés. Il ne s'intéressait probablement guère aux jeunes qui avaient la naïveté de se croire artiste. Dans cette époque, il est un de ceux dont je garde le souvenir le plus convaincu et le plus heureux.
Quatre décennies après, je pense à lui. Je prends conscience qu'il ne devait pas être qu'une apparition mais un écrivain que je n'avais jamais cherché à lire. La crainte de ne pas être à la hauteur ? L'idée stupide que la qualité doit rester rare ? Le goût de cajoler un souvenir dans lequel ma sensation est plus importante que sa source ? Internet me montre une collection de ses ouvrages. J'en choisis un. Mais le libraire m'en recommande un autre pour la lumineuse raison que la commande est plus aisée. Voilà bien une déconvenue que l'Auteur pourrait évoquer. Mais avec lui on ne perd pas au change.
L'Auteur se désigne par ce mot, presque à chaque paragraphe. Il n'y a aucune forfanterie à se promouvoir ainsi, vu l'autodérision qui y est associé. Je me souviens alors que l'Auteur nous avait lu des passages de cette manière, dans une galerie parisienne.
C'est une autobiographie ou plutôt un journal, presque anonymisé et rarement daté. Le journal d'artiste peut-être une horreur lorsqu'il s’agit de poser au créateur, de prouver que l'on a des fréquentations qui en sont et des préoccupations hautement esthétiques. Rien de cela ici.
Ce journal est l'occasion de saisir des instants qui sont autant de diamants éternels qui ne durent que le temps d'une bulle de savon. L'auteur s’ennuie dans les conversations. S'étonne que son ami historien d'art aime le jambon blanc et le froid de l'hiver. Reste pantois devant le geste d'une femme qui glisse le doigt dans sa chatte. Lit et relit un journal de province auprès d'un ami agonisant. Identifie la sensation que procure le passage long et brutal d'un train de marchandises. En voiture, le paysage s'imprime dans son regard. Ne baillez pas devant ces anecdotes. Avec l'Auteur, on ne s'ennuie jamais. Sa curiosité enfantine le mène à une stupéfaction que l'âge tempère de philosophie et d'humour.
Pour quelqu'un qui, comme moi, est souvent attaché au récit et au scénario, c'est un bouleversement. Mais nous ne sommes pas au cinéma. Je ne suis pas un érudit et je ne sais pas où ranger cette écriture. Elle me rappelle, un peu, celle d'un Jean-Pierre Abraham qui décrit des promenades répétitives durant lequel l'événement peut être une boite en carton bleue qui fuit le vent. Il ne s’agit pas de faire littérature avec n'importe quoi, mais de cerner, par la conscience de l'instant, l'essence de l'existence.
Aussi l'Auteur partage avec "l'aïeul préhistorique" qu'il évoque plaisamment et le lecteur. Cela marche très bien car, je l'avais senti dès avant qu'il le suggère, cette auto-biographie est aussi celle du Lecteur. S'il s'y reconnaît, le « salaud de Lecteur » que je suis se demande quelle est la part d'invention. J'entends aussi quelques rares fausses notes, mais le Lecteur, séduit, n'a pas envie de les relever. De même qu'il est ingrat de pointer une faiblesse dans un visage aimé.
A défaut, on parle de poésie. Enfin, il y a aussi un peu de pornographie. Ou à peine un récit car des flux se croisent, surtout quant aux amours. Mais pas dans l'ordre chronologique, dans celui de la réminiscence.
Aujourd'hui, l'Auteur anime encore cette flamme. Lui, qui se voyait enfant, puis amant, et se projetait jusqu'à 70 ans, est maintenant un monsieur plus âgé. Il a vingt ans de plus que moi, alors que des jeunes filles inconscientes me proposent déjà leur place assise dans le métro. Un vidéo assez récente me le montre, bourgeoisement habillé, fragile mais mobile, avec le même sourire assuré, lisant d'une voix rapide son texte qu'il tient comme un miroir, devant le placard d'une galerie.
Je vous recommande de le lire.