Lors des élections présidentielles 2017, le programme de la France insoumise était l’un des rares programmes (pour ne pas dire le seul) à être clairement exposé et longuement développé. C’était l’un des rares à s’articuler autour d’une certaine philosophie (basée sur l’intérêt général), d’une vision du monde à long terme, et présentant un projet de société à peu près cohérent (et non pas seulement une série de réformes)


De ce fait, il permettait un véritable débat démocratique, ouvert, et ceci quels que soient les accords et les désaccords de chacun. On pouvait discuter sur une base solide. (Plusieurs de ces débats ont d’ailleurs été organisés avec des représentants d’autres partis, souvent très sains et plutôt intéressants).


Ce programme 2022, bien qu’en partie renouvelé, en reprend largement l’ossature et poursuit le travail déjà effectué.


Il est toujours difficile de critiquer un programme, parce qu’il s’y loge une quantité de propositions sur une quantité de sujets. Certaines sont très générales, d’autres extrêmement spécifiques. Je vais essayer de choisir quelques points qui me semblent correspondre à la philosophie générale du projet plutôt qu’à des cas particuliers (comme par exemple : « Lancer un plan d’urgence de prévention et d’éradication des punaises de lits »)


Le premier point abordé dans le livre reprend le projet de constituante de 2017. C’est un symbole, l’envie de traduire un certain désir de renouveau démocratique et de changement des institutions. On y trouve malheureusement une collection de contradictions ou de confusions importantes.


Ce projet repose sur deux présupposés bien étranges (que partagent par exemple les suiveurs d’Étienne Chouard ou d'André Bellon). D’abord celui de la constitution comme texte fondateur, comme support et organisateur de la vie politique, comme cause ultime des institutions, sorte de bible de laquelle tout dépendrait.


On mythifie la constitution. On en fait la clé du problème. Un texte presque sacré. Et si le texte sacré dit que les citoyens ont le pouvoir alors c’est bon, les problèmes sont réglés. Peu importe les pratiques concrètes, peu importe les mentalités réelles, l’envie des gens, la manière d’incarner tout ça dans la vie quotidienne, peu importe la culture ambiante, un simple texte nous fera sortir du marasme. C’est prendre les choses complètement à l’envers. C’est imaginer que la démocratie peut exister sans un peuple qui la pratique, qui la désire, qui s’y identifie, mais simplement en la décrétant légalement.


Rappelons que la Grande-Bretagne n’a pas de constitution et s’en porte très bien. Une constitution n’est jamais qu’un texte juridique, que certains pensent assez superflu (j’en fais partie). Ceux qui connaissent celle de la cinquième république savent très bien qu’elle peut être sujette à interprétation, qu’elle est truffée de belles phrases vides, qu’elle est remplie de lois organiques et qu’elle n’est pas forcément respectée (qui s’en porterait garant de toute façon ? Le conseil constitutionnel n’est pas composé de divinités, il est composé de personnes nommées par les principaux intéressés défendus par la constitution, président et présidents des deux chambres parlementaires).


Le deuxième présupposé est bien plus étrange. On considère qu’une constitution écrite par une assemblée de citoyens (assemblée constituante dont le procédé de formation reste légèrement obscur) va forcément aboutir à une refondation des institutions, à la création d’une société démocratique, plus proche des gens ordinaires, qui irait dans le sens d’un parti comme la France Insoumise. Mais pourquoi donc ? Une assemblée constituante pourrait très bien décider d’écrire une constitution royaliste. Ou de reproduire les travers de la cinquième république (ce qui serait très probable). De reconduire les pouvoirs présidentiels exorbitants ou à peine modifiés. On ne sort pas des cadres habituels par magie. Et de toute façon, comment peut-on préempter du résultat d’un travail de ce genre ? Les militants insoumis (en 2017) ne doutaient pas une seconde d’avoir là la clé de la démocratie directe. C’est aller un peu vite en besogne.


Les défenseurs de la constituante me semblent vouloir une démocratie sans l’activité concrète des citoyens. Il faudrait d’abord créer une culture démocratique dans le pays avant de s’attaquer à ce qu’on considère (à tort) comme un texte si fondamental. Les gens n’ont, en général, pas l’habitude de débattre, de prendre la parole en public, d’assumer des responsabilités publiques, d’argumenter à peu près correctement, de répondre aux arguments des autres, de défendre en profondeur des idées originales, de penser au bien commun avant leurs intérêts personnels, de comprendre que leurs choix peuvent valoir pour toute la communauté et non seulement pour eux-mêmes. Pourquoi ? Parce qu’ils n’ont jamais l’occasion (ou presque) de le faire pour de vrai, parce qu’il n’existe pas d’espace public de débats, où l’art de participer aux choses communes pourrait s’apprendre, parce que les citoyens ne sont pas conviés aux décisions politiques. Les ateliers constituants, c’est une bonne idée. Mais c’est à peine une amorce et c’est trop peu concret.


Le texte se poursuit en proposant lui-même des réformes constitutionnelles (sur le rôle du président et de l’assemblée par exemple). Mais donc, il faut savoir. C’est l’assemblée constituante et le peuple qui décident ? Ou la France Insoumise ? Il y a là une légère contradiction.


Le programme de la France Insoumise défend un renouvellement des solidarités, des services publics, du bien commun. Cela me semble très sain (en tout cas sur le papier, dans les intentions). Mais dans le même temps, le programme met en avant l’importance des libertés individuelles en ces termes (je souligne) :



« Dans notre projet d’égalité pour tous, le premier moyen est la
liberté pour chacun d’être maître de soi et de sa vie, libéré des
discriminations sociales et culturelles qui emprisonnent les
personnes. »



Et plus loin :



« Dans le monde actuel, pour s’émanciper de toute mainmise sur notre
vie personnelle, il faut être unique maître de soi »



Même si l’idée semble plus que louable, elle me paraît reproduire une contradiction majeure de notre mentalité actuelle.


Comment peut-on créer des solidarités sans obligations ? Créer de la fraternité et des repères communs, si on veut en même temps que chacun décide indépendamment de son destin ? C’est l’habituelle impasse libérale qui est reconduite ici. On oublie les fondations (communes et souvent non choisies) de la liberté. Si je suis unique maître de moi-même, pourquoi je me soucierais de mon voisin, de mon frère, de ma mère, d’un étranger dans la rue ? Les gens ne sont pas des Jésus-Christ.


La solidarité la plus indiscutable reste celle des parents envers leurs enfants : elle est basée sur un lien de responsabilité, un lien de dépendance évident, qui se traduit même légalement. Les liens familiaux étendus, les liens de communautés, les liens de voisinage, s’appuient sur des liens de réciprocité qui, parfois (souvent), nous contraignent (Don, contre-don, obligations, responsabilité, participations à divers événements qu’on ne choisit pas, etc).


D’ailleurs ce programme est une série de loi potentielles. Donc de textes contraignants, qui empêchent l’individu d’être unique maître de soi, qui l’oblige à se plier à des règles qu’il n’a pas forcément choisies.


Ceux qui ont une petite idée des culture plus traditionnelles qu’en Europe de l’Ouest (Maghreb, Vietnam, etc.) savent que les réseaux de solidarité ont pour contrepartie une attache au groupe, des obligations parfois pesantes, une dépendance à des pratiques parfois pénibles, non choisies, qui peuvent étouffer. Mais qui ont leurs avantages aussi.


En forçant à peine le trait, voilà le paradoxe : on veut d’un côté l’individu qui décide lui-même de ce qu’il veut être, qui ne doit rien à personne, et de l’autre la fraternité, la communauté, le bien commun. On veut l’autonomie (et je défends l’autonomie) mais sans plus vouloir aucune hétéronomie (qui est pourtant la base de l’autonomie, et c’est là une tension difficile à comprendre et à mesurer). La liberté n’est pas la solitude ou le narcissisme.


Or quelle est la réponse (une des réponses possibles, celle qui convient à mon avis le mieux à la philosophie de la France Insoumise) à cette contradiction insoluble : c’est l’État qui se charge des solidarités. Pas les gens, pas le tissu social, pas les rapports concrets entre êtres humains, mais une entité abstraite. La solidarité est administrée. Elle consiste à redistribuer, à donner des droits, à rendre les services accessibles (souvent sans contrepartie).


C’est la bonne vieille lune des services publics sur lesquels le public n’a rien à dire (donc qui ne sont publics que dans un seul sens : financés par l’impôt) et qui se comportent comme des entreprises sans aucune obligation de résultats.


Et ces « services publics » sont là pour garantir, au fond, une certaine jouissance individuelle. La santé bien sûr, le logement, mais dans l’ensemble, bien plus que ça.


Plus on avance dans la lecture, plus on s’aperçoit que la multiplication du service public et de l’accès gratuit sont les deux bottes secrètes de l’avenir en commun. Internet gratuit, énergie gratuite, crèches publiques, formation publique pour le jeu vidéo, infrastructures numériques publiques, domaine de l’aérospatial public, etc. (Même les punaises de lit mentionnées plus haut sont éradiquées par un organisme public).


On dessine l’idée d’un corps social soudé sans compter véritablement sur le désir du corps social lui-même (désire-t-il être soudé alors que chaque camp renvoie l’autre à sa bêtise, à sa fermeture d’esprit, s’insulte d’extrémiste, de fasciste, etc.). Aujourd’hui, le désir le mieux partagé est, j’en ai bien peur, de vivre loin des problèmes communs, de se soucier de sa vie privée, de ses plaisirs personnels, en ayant accès à des droits individuels et des droits à la consommation.


Le courage, l’intégrité, l’honnêteté, la simplicité, l’entraide, le don de soi, l’art de la discussion, la responsabilité ne sont pas des valeurs particulièrement mises en avant dans nos cultures. Elles ne le sont certainement pas par la publicité, le management, les parcs d’attractions, l’autisme numérique qui nous permet de traiter les problèmes délicats des relations humaines derrière un écran. Elles ne le sont pas plus par les services publics qui nous habituent à une pléthore de droits dont on ne mesure même plus la valeur (par habitude), que l’on considère comme acquis pour toujours (tout en en voulant toujours plus), sans vraiment penser aux contreparties.


Un autre paradoxe central du programme est de défendre des principes qui vont (en théorie) contre la logique du capital, sans remettre en cause les racines du système économique capitaliste (et toute la culture qui l’accompagne). La logique de l’emploi (plutôt que celle du travail) est conservée. La logique de l’investissement et de l’innovation est conservée. La valeur est mesurée selon le capital. On va même aller sur Mars avec la France Insoumise. La seule différence majeure, c’est que c’est l’État qui pilote (un peu plus). On sent une habituelle confiance en la technique (et en la production) qui est typique des mouvements progressistes. L’égalité, la justice, la fraternité, mais aussi le super TGV, Ariane, le numérique, les jeux vidéos (tout ça gratuit, à terme, pourquoi pas).


Bien sûr, on sent le fantasme des Trente glorieuses, du keynesianisme, d’un monde qu’au fond de nombreuses personnes regrettent et qui ne correspond plus à notre situation.


Mais bien plus profondément, on voit se dessiner en creux le fantasme tout à fait caractéristique de notre temps : on veut conserver le monde de production/consommation qui est le nôtre, le confort matériel, la jouissance des divertissements. Le monde d’abondance où tout nous est dû, le paradis matériel. Mais on le redore en fustigeant les excès des rapaces et des actionnaires. Un peu d’humain par ci, de solidarité par là, mais sans véritable changement, ni prix à payer (au contraire, tout est payé d’avance).


Il y a des millions de gens pauvres en France. Je veux bien le croire. Mais ce que j’observe surtout, c’est la richesse matérielle incroyable. Dans mon immeuble, tout le monde appartient à la classe populaire. Et ce sont des télévisions en veux-tu en voilà, des tablettes, des voitures, des téléphones, des abonnements aux chaines sportives, etc. Je ne crois pas que la pauvreté soit, fondamentalement, chez nous, une question d’argent. Elle est bien plus une question de vision du monde, de culture au sens le plus général, de philosophie (se satisfaire de choses qui ont du sens, ne pas se comparer aux autres, ne pas se poser en victime éternelle, en débiteur permanent, etc). Elle peut découler de l’isolement, du manque d’accomplissement, de la mort de certaines zones du territoire, du peu d’individuation (je veux dire par là, l’enrichissement de la personne et de la personnalité par des pratiques qui ont du sens, mais qui peuvent être extrêmement simples, marche, conversation, jeux de groupe, débats dans des espaces publics, etc.). Elle peut aussi venir de choix de vie contradictoires, de problèmes mentaux. Mais assez rarement de questions directement matérielles.


Il y a des « pratiques culturelles » qui d’ailleurs traversent facilement les différences politiques de chacun : participer au tourisme national ou international, regarder des séries américaines (ou Netflix), regarder du porno, aller à Disney-Land, avoir un smartphone, jouer à la console, changer de vêtements tous les deux jours, poster ses repas sur les réseaux sociaux (je pourrais continuer longtemps). La quasi-totalité des gens que je connais font la plupart de ces choses. Cette culture-là est imprégnée, elle est partout. Qu’on gagne mille euros par mois ou cinq mille, on y a sa part. On peut l’associer aux industries culturelles, à la production tous azimuts, à un certain type de capitalisme, au repli sur la vie privée, ici peu importe.


Le niveau de résistance à ces pratiques est quasiment nul dans la population, que ses membres se considèrent comme gaullistes, conservateurs, libéraux, progressistes ou anti-capitalistes.
Alors je veux bien qu’on puisse être écolo et envoyer des whatsapp toute la journée, être anti-capitaliste et regarder Netflix ou partir en vacances en Thaïlande, être communiste et jouer à Call of Duty, être pour un pouvoir fort et souverain et utiliser facebook, être pour le retour des valeurs traditionnelles et aller se dorer les fesses en République Dominicaine, mais il faut bien accepter que tout ça n’a pas grand sens, que sont des postures et que ce qui ressort avant tout, c’est la recherche de son petit confort, un conformisme bien sécurisé.


C’est un changement culturel, au sens large, un changement de mentalité, un changement anthropologique (et comment promouvoir des mentalités différentes face à la force de ces divertissements qui valorisent l’artifice, la passivité, la fausse conscience) que demanderait une réelle refonte des institutions. Et s’il va de soi que les institutions et les mentalités participent d’une dynamique commune, on ne peut pas rêver de voir les premières changer dans un certain sens si les secondes sont absentes.


Ou alors il faut simplement accepter que l’histoire n’est qu’une succession de malentendus et renoncer à orienter notre vie commune dans un sens particulier.


Je n’en veux pas spécialement à la France Insoumise de ne pas pouvoir affronter ces contradictions. La plupart des partis en présentent de bien pires, de biens plus ridicules*(1). Mais il faut essayer d’en être conscient. La plupart des partis naviguent dans un horizon très étroit, sous couvert de « réalisme », de « pragmatisme », tout ce qu’on veut qui donne l’impression d’être sérieux. On se prépare à des débats en cartons sur tous les plateaux audiovisuels. On appâte des groupes de population segmentés, les paysans, les jeunes, les handicapés, les immigrés, les propriétaires, les urbains, etc. Mais on patine dans un schéma indéboulonnable. Personne n’osera avouer (par exemple) que le pouvoir politique est faible et que cela demanderait des miracles pour le remettre au centre de la vie commune (par rapport au système technique, au système économique, au système des industries culturelles, au monde médiatique, etc).
Le projet de la France Insoumise paraît ambitieux sur le papier, mais il reconduit un modèle de développement abstrait, une socialisation abstraite qui ne me semble pas si « humaine » que cela.


1)* Un exemple parmi d’autres de ces contradictions, qui me semblent très drôle. J’ai participé à plusieurs assemblées de grévistes où le représentant du NPA (Nouveau Parti Anticapitaliste), Philippe Poutou, accompagné de ses camarades syndicalistes, défendaient bec et ongle le maintien de l’usine Ford de Blanquefort dans laquelle ils travaillaient. Le parti anticapitaliste qui défend la production de voitures, symbole de l’expansion de la culture capitaliste, et en particulier celle d’une usine de Henry Ford, symbole de l’entrepreneur, sans jamais proposer une idée à la place (plus écologique, plus sociale, on ne demande pas la lune), c’est pour le moins le comble du n’importe quoi.

Feloussien
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le 12 déc. 2021

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