Plutôt que d’écrire une critique de ce film déjà très commenté, je vais essayer de poser une question qui me taraude depuis des années : que s’est-il passé pour que ce film devienne culte à ce point ? Ou plutôt (car ce n’est pas vraiment son statut de film culte qui intrigue) : comment ce film peut-il être aujourd’hui considéré comme un chef-d’œuvre du western ? Voire un des meilleurs films de tous les temps ?
Il y a là un excès qui ne cesse de me surprendre. À l’époque où je l’ai découvert, il y a une trentaine d’années, le Bon, la Brute et le Truand, était encore vu comme une œuvre certes intéressante, parfois baroque, parfois burlesque, avec une mise en scène reconnaissable, un film à la fois drôle et violent, mais aussi plein d’excès et de grotesque, une œuvre un peu grand-guignol qui se perdait parfois dans la caricature (de l’ouest, de la cupidité, de la guerre de sécession, de ses propres personnages etc). C’était un film que j’adorais, mais dont j’ai vite appris à voir les limites. Je crois que très peu d’amateurs de western nés avant les années 70 l’auraient comparé à des films comme Rio Bravo, L’homme qui tua Liberty Valance, Les Affameurs, La Vallée de la peur, Johnny Guitare ou, disons, au hasard, La Cible humaine. Même Il était une fois dans l’Ouest, qui retrouve en partie la forme des westerns plus classiques, était considéré comme plus abouti. Et en fait tout à fait différent.
Alors qu’est-ce qui a changé ? Est-ce que les qualités du film ont été redécouvertes par des spectateurs moins engoncés dans leurs préjugés d’époque ? Est-ce qu’il y a eu maldonne pendant toutes ces années et que les critères esthétiques ont permis de remettre les choses à leur place ? Est-ce qu'une tombe sans nom cachait sous un banal cercueil un autre trésor enfoui ?
Je vais insister sur deux points : la morale, qui me semble être un point fondamental dans les grands westerns, et la toute puissance du personnage de Blondin, qui est récurrente dans les trois films de la Trilogie de l’homme sans nom, ou trilogie des dollars.
Il n’aura échappé à personne que le titre du film est une plaisanterie et qu’il cache en fait trois profils moralement « négatifs». C’est un peu Le Fumier, la Crapule et le Salopard. Ou The Bad, the Prick and the Bastard. Et s’il existe des nuances entre les trois, il n’y a en revanche aucune ambivalence dans les raisons qui les poussent à agir et à rechercher le trésor caché. Il ne cherche pas d’argent pour des raisons complexes, paradoxales ou nuancées, pour payer une dette à quelqu’un devant qui ils doivent se racheter, pour démarrer un commerce louable, pour repartir de zéro et oublier une partie de leur vie, pour des histoires de famille, de bétail perdu ou n’importe quelle autre raison qui permettrait de teinter leurs motivations, leurs réactions, leurs alliances éphémères de motifs plus subtils. Non ils veulent juste tâter la fraîche et ils sont prêts à tout pour ça.
De ce point de vue, on peut déjà se demander si la portée des personnages peut être comparée avec celle de n’importe quel grand western élaboré, de La Poursuite infernale à Rivière sans Retour, de La Colline des potences (Delmer Daves) aux films plus récents comme Impitoyable, Trois enterrements ou même, après tout, Danse avec les Loups. En ajoutant que le scénario, qui tourne presque uniquement autour d’une chasse au trésor linéaire et ses informations cachées, n’est pas très riche. Donc il doit y avoir quelque chose d’autre.
Les grands westerns sont toujours placés sous l’égide d’un problème moral, plus ou moins complexe, plus ou moins central. J’ai cru faire preuve de justice en sauvant un type de la pendaison, mais en fait c’est un connard. Et ce connard m’est utile (Les Affameurs). Je suis le meilleur tireur de l’Ouest, vu comme un tueur sanguinaire, mais c’est un cliché, c’est du passé, et maintenant je veux juste voir ma femme et mon enfant, comme un bon père de famille (La Cible Humaine), je suis un pochtron, mais je prétends défendre la justice (Rio Bravo) Je veux défendre la vérité contre la légende (Liberty Valance) Je sauve un gars et il me pète la gueule devant sa femme (Rivière sans retour) Un type tue mon ami par erreur et il va m’accompagner pour l’enterrer (Trois enterrements) etc
Je parle donc de morale dans un sens assez large. La manière dont les personnages jugent les autres, la manière dont ils agissent dans des situations incertaines, les erreurs qu’ils commettent, font intervenir la question du bon et du mauvais et vont avoir un effet sur leur conduite et leur évolution. Pourquoi j’ai fait ça ou il a fait ça ? Est-ce que j’aurais pas dû faire plutôt ça ? Pourquoi je suis incapable de faire ça ? Etc.
Alors bien sûr, c’est parfois moins clair que ça, il arrive que ce soit moralisant au mauvais sens du terme, et ça n’empêche pas, parfois, une distinction maladroite entre un Bien et un Mal bien identifiable. Il n’empêche que ce qui est intéressant dans les grands Westerns a souvent trait, de prêt ou de loin, à une lutte interne de valeurs, au milieu d’une situation complexe ou confuse d’où il faudra s’extirper, en jugeant correctement des gens aux comportements illisibles, en répondant à la question « qu’est-ce je dois faire ? Qu’est-ce qui est le mieux à faire ? ». Et il y a souvent l’idée d’une réparation. On s’en sort avec une vengeance qui n’aura pas lieu, une réhabilitation inespérée, la découverte d’une part honorable dans un personnage apparemment minable, la victoire de la loi contre la foule, ou de la foule contre la loi, l’humiliation d’un homme admiré, ou l’inverse etc.
C’est d’ailleurs, de manière plus générale, ce qui me semble caractériser les grandes œuvres de fiction. Elles ont toujours affaire à la morale, dans le sens où elles plongent dans les affres du Bien et du mal, dans ses contradictions, ses problèmes, ses impasses. Et si je tuais une personne au hasard, sans raison, est-ce que cela serait mal ? (Crime et Châtiment) Et si j’avais une relation extraconjugale pour montrer ma liberté (Anna Karénine) ? Et si le type noir que tout le monde considère d’emblée comme coupable était innocent (L’Intrus dans la Poussière) etc
La morale me semble être l’intérêt principal du genre western, quand il dépasse l’aspect ringard, divertissant et un peu infantile des productions moyennes. C’est l’intérêt de son ancrage historique. L’Ouest américain, au-delà de la frontière, est une terre de remise à plat, où les questions de liberté, les questions de propriété, de droit et de justice se manifestent de manière très aiguë. Il faut éviter que règne la loi du plus fort et c’est évidemment très compliqué.
Dans les films phares du western italien, la morale s’en va. Dans le Bon, la Brute et le truand, c’est très flagrant. On veut montrer qu’en fait, tout ça c’était du mensonge, qu’en fait tout le monde se la joue perso, tout le monde veut sa part du gâteau, tout le monde est un peu un connard et que l’homme est avant tout égoïste et calculateur. Fini les mecs droits, les mecs qui tiennent à certains principes. On crée une situation Hobbesienne par excellence. C’est la violence universelle qui règne. Le crade, le calcul, la saleté. Chacun peut tuer chacun. Chacun regarde l’autre du coin de l’œil. Il peut me trahir à chaque instant. Il faut en faire son parti. On fait des alliances contractuelles, ponctuelles. La loi est là pour réfréner l’instinct primaire qui est de penser à sa gueule.
Est-ce que cette vision des rapports humains, et leur sublimation dans un film, a pris le dessus sur une vision qui mettait plus en avant la collaboration et un certain souci de bien faire (au risque de se planter complètement) ?
Ou alors, est-ce le Bon, la Brute et le Truand correspond plus à notre temps parce qu’il est plus vrai, plus juste, plus honnête sur la nature humaine ?
Marshall Shalins a bien montré que cette idée d’une nature humaine par nature égoïste et individuelle (De Hobbes à certains libéraux comme Ayn Rand) a été produit par notre culture et, si elle correspond peut-être à ce que nous croyons être, elle ne correspond absolument pas à la majorité des cultures qui ont existé. Elle ne correspond certainement pas à la manière dont la plupart des gens se comportent envers leur famille. Elle explique mal l’entraide nécessaire qui, même dans nos sociétés, est tout à fait présente.
Est-ce que la civilisation américaine se serait développée à l’Ouest uniquement sur la base de personnages comme ceux du Bon, la Brute et le Truand ? Évidemment que non. Donc où se trouve le « surplus de réalisme », le surplus d’honnêteté ?
C’est une des caractéristiques supposés du western italien de s’être présenté comme un cinéma plus vrai. Il aurait mis fin à l’hypocrisie, au mensonge, au joli récit de l’Amérique se racontant elle-même dans une confiture morale digne de la pire des propagandes. Au non-dit sur les Indiens, sur les Mexicains, sur les peuples du Pacifique exploités etc.
Je ne crois pas que ce film est aujourd’hui encensé parce qu’il montre le vrai visage de l’Amérique. L’histoire de la guerre de sécession, l’histoire du grand ouest au XIXe siècle, en général, les spectateurs ne la connaissent pas (et souvent ils s’en foutent un peu). Et je n’ai pas trouvé beaucoup d’études qui se demandent si la soi-disant version « réaliste » du western italien repose sur une base historique solide (je mets entre guillemets parce que s’il n’y a aucun doute que les films de Leone ou de Corbucci sont plus violents que ceux de Ford ou de Mann, qu’ils montrent plus de saleté, leurs personnages ne me semblent pas plus réalistes pour un sou et leurs connaissances de la culture américaine trop faible pour faire jouer des symboles historiques pertinents dans ce genre). Même si mes connaissances sont limitées en ce domaine, il me semble en savoir assez pour dire que le Bon, la Brute et le Truand, c’est tout autant de la fiction que le reste, et pour la justesse historique, on repassera.
Dans le Bon, la Brute et le Truand, les trois héros n’ont pas de famille ou pas d’attaches. [Le frère de Tuco, qui apparaît comme un cheveu sur la soupe, ne me semble pas y changer grand-chose. Il apporte un contre-point ponctuel, certes, mais qui n’a que très peu d’influence sur le personnage. Il permet plus de créer un aparté narratif qu’une rencontre vraiment significative. Il pourrait d’ailleurs être le personnage d’un film plus complexe si on l’autorisait à avoir une vraie relation avec son frère et non pas à apparaître et disparaître pour simplement faire progresser le périple]. Ils sont individualistes. Ils n’ont pas de terre (ils n’habitent nulle part).
Il ressort du film une étrange idée de la liberté (je ne dois rien à personne) et une généralisation des comportements douteux. Les trois personnages n’ont pas changé à la fin du film, sauf que Sentenza est mort. Ils n’ont pas appris grand-chose. Ils referaient la même chose si la situation se répétait.
Est-ce que c’est cette version froide et immoral qui plaît ? Ou est-ce qu’elle correspond plus aux générations d’aujourd’hui ?
J’aurais tendance à dire : je ne pense pas, même si cela mériterait d’être creusé. Je crois plutôt que l’immoralité permet de se débarrasser de certains obstacles embarrassant, de ne pas créer de personnages plus contrastés auxquels il serait peut-être plus difficile de s’identifier à l’excès, elle permet de faciliter le plaisir un peu gras, la jouissance plus simple, plus pure, plus ultime. De dégager le terrain quoi. Un peu comme dans les films de Tarantino qui, en ne s’embrassant pas de ces questions, ne s’embarrassent plus de grand-chose ayant trait à la réalité.
C’est ici qu’intervient le personnage de Blondin.
Si Tuco est sûrement le personnage le plus « sympathique » du film, c’est, comme dans les autres films de la trilogie, le personnage d’Eastwood qui, à mon avis, concentre l’identification du spectateur.
Tuco est un complément. Il apporte la légèreté, la bêtise, la déculpabilisation. Il fait rire. Mais peu de gens ont envie d’être Tuco. Il est con-con. Il perd. Il a toujours un train de retard.
Blondin c’est le mec qui apporte le plaisir. En fait, c’est lui qui me paraît être l’élément central du succès de ce film et de la trilogie entière. (En tout cas c’est le seul indice que je trouve et qui me semble pertinent)
Dans Pour une poignée de dollars, il est celui qui se joue de deux familles différentes et qui s’avère plus malin et plus fort que tout le monde. Il est astucieux, il est imperturbable, il tire plus vite que tout le monde et, s’il arrive toujours un moment où il se retrouve dans la panade, que ce soit lorsqu’il se fait tabasser dans la maison des Rodos dans Pour une poignée de dollars ou lorsque Tuco prend le dessus dans le Bon la Brute et le Truand et le trimballe dans le désert, c’est une formalité passagère, puisqu’il finira toujours par gagner, et que tout ça ne lui fera jamais changer de perspective. Il est intouchable. Il ne change pas. Il avait raison au début, il a raison à la fin. Il est réaliste et lorsqu’il sort ses proverbes chocs, c’est toute une philosophie, simple et sure d’elle-même qui en ressort. C’est comme ça et pas autrement.
Si on ajoute la musique galvanisante de Morricone, il y a quelque chose de jouissif dans ce personnage. Quelque chose que, peut-être, beaucoup d’entre nous ont envie d’être. Le mec à qui on la fait pas. Le mec qui finit toujours par fermer le clapet de ceux qui se moquent de lui. Le mec qui s’en va avec le butin à la fin. C’est en cela que je parle de « toute puissance » au sens psychanalytique. Un type qui ne se trouve pas confronté au principe de réalité, un personnage qui ne trouve pas vraiment d’obstacles, qui ne touche pas terre, qui ne succombent pas à ses faiblesses, qui ne nourrit aucune attache, qui gagne à tous les coups, qu’on a envie de revoir et revoir prendre le dessus, passer par-dessus toute frustration.
Mais sans excès, avec quand même un certain réalisme (les excès et les clowneries de Tuco permettent de le rendre plus consistant, par contraste)
On pourrait d’ailleurs remarquer que le film de Kurosawa dont Pour une poignée de dollars est un remake (Yojimbo, Le Garde du Corps) ne fait pas ressortir cette puissance jouissive du personnage. C’est plus subtil, ça se joue dans un cadre (justement) moral qui empêche cette facilité.
Je ne sais pas si tout ça traduit un changement de mentalité à travers les générations, mais la question me semble intéressante à poser. Il m’est d’ailleurs arrivé de croiser plusieurs personnes qui étaient fascinées par le Bon, la Brute et le Truand mais qui ne regardaient pas, ou n’aimaient pas du tout les autres grands westerns, jugés ennuyeux, ringards, mal joués, plan-plan. Comme si ce film entamait une ère différente, qui n’a rien à voir avec le western, mais qui aurait plutôt engendré les films de mafia, les films de Tarantino, des films où la loi n’intervient pas, où les autres sont facilement écrasés, où on jouit avec les personnages, des films masculins où on adore s’imaginer à la place des Bad Guy (Tony Montana etc), des films qui réveillent une part de nous un peu honteuse, et qui nous permettent d’être ce qu’on est pas dans la vraie vie.
Un des plus grands romans américains, Blood Meridian (Méridien de sang – Cormac McCarthy) est un western ultra violent qui ne fait aucune concession à la bonne conscience. Il est pourtant traversé par des questions sur le mal et la religion (Mc Carthy ne parle que de ça, comme c’est souvent le cas dans les grands romans américains). Il ne renvoie jamais l’idée que c’était ça le vrai ouest, dans son entier, ni que ce qui s’y passe est acceptable et reflète une réalité plus crue. Il est difficile à lire et ne permet pas de s’identifier facilement aux personnages. Est-ce que les fans du Bon, la Brute et le Truand se retrouveraient dans ce livre ? (En général, je veux dire, puisque tout ce que développe ici est une réaction à une tendance générale, pas particulière) Je ne suis pas sûr du tout.
Le plaisir n’est pas absent des chefs-d’œuvre, au contraire, mais il n’y est pas omniprésent. Il se tresse à des situations complexes. Il arrive au bout ou au milieu d’un questionnement, parfois difficile ou tragique.
Les chefs-d’œuvre nous rendent, je crois, un peu différent. Or je ne vois pas en quoi un spectateur du Bon, La Brute et le Truand va se trouver différent à la fin du film. Il a juste bien pris son pied. La jouissance est là. Et je ne sais pas si l’immense plébiscite autour de ce film est une bonne nouvelle.