Lumineux recueil de pensées de Gustave Thibon, paysan philosophe et proche de Simone Weil, dont je retranscris ici certains extraits pour mémoire :

Nous ne voyons pas le bien que Dieu nous fait parce que Dieu ne cesse jamais de nous faire du bien. Rien ne frappe moins la conscience qu'un bienfait continu. On n'est pas reconnaissant à l'eau de couler sans cesse ni au soleil de se lever chaque matin.
Si Dieu existait, de telles horreurs n'existeraient pas, m'a crié cet homme. - Mais si Dieu n'existait pas, si un ordre spirituel n'était pas immanent au monde, si le chaos régnait partout, il règnerait aussi dans ton âme, et tu ne t'indignerais pas. Ton scandale et ton angoisse en face de l'ordre violé rendent témoignage au créateur de cet ordre. Cette indignation qui te fait nier Dieu, elle est la voix même de Dieu en toi, la voix d'un Dieu trouble encore, impuissant et trop pressé.
Prostitution de Dieu. - Le degré d'abjection et de vanité atteint par l'homme nous donne la mesure de l'écartèlement de l'amour divin qui est descendu jusque là. Prostitution par amour : nous avons peine à comprendre cela, car nos prostitutions à nous sont plates, issues de la lâcheté ou de l'avarice. La prostitution de Dieu à l'homme est l'effrayante contrepartie de la prostitution de l'homme aux idoles. "Car je t'aime plus ardemment que tu n'as aimé tes souillures…"
Qu'ai-je à faire d'un Dieu personnel ? Crois-tu que je gagne à être vu ? Que deviendrais-je si Pan n'était pas aveugle ? Là gît le grand obstacle à la foi en un Dieu personnel. On est prêt à diviniser n'importe quoi (Nature, Devenir, Matière, Race ou Etat...) pourvu que Dieu ait les yeux crevés.
Au converti. - Ne brûle pas ce que tu as adoré : une nouvelle forme d'idolâtrie se cache là. Tes idoles ne furent pas responsables de ta folie. Brûle seulement ton adoration.
Obéissance et servitude. - On n'échappe à l'obéissance que pour choir dans la servitude. Tu t'affliges de voir de quoi les hommes sont esclaves. Pour avoir la clé de ce "mystère d'abaissement", cherche donc de qui ils ont refusé d'être le serviteur.
Vertu et stabilité. - Bien souvent, les vertus les plus vivantes, les plus rayonnantes, sont aussi les plus fragiles et les plus menacées. Les vertus mortes au contraire (honnêteté bourgeoise, pharisaïsme, etc.) sont beaucoup plus solides : aucun danger (ou aucun espoir !) que telle respectable personne s'écarte jamais du droit chemin… Pourquoi ? C'est que la vertu vivante est une ascension : elle a donc l'élan et le magnétisme de la vie, mais elle en a aussi l'instabilité, car toute ascension comporte un danger de glissement et de chute. Celui qui s'incruste au flanc du mont et y bâtit sa demeure ne risque pas de tomber : sa vertu immobile a la sécurité des tombeaux. Aussi peut-on dire sans paradoxe qu'une vertu qu'on n'est plus exposé à perdre mérite à peine d'être possédée. L'assurance absolue contre le mal enlève au bien sa vitalité et ses charmes.
"Désirer, c'est manger, et l'on ne peut manger sans tuer." (Lanza Del Vasto.) - C'est pour cela que la fidélité est interdite à la convoitise : on ne peut pas rester fidèle à ce qu'on a mangé et qui n'est plus rien, on va d'une proie à l'autre. Il n'est pas de fidélité possible sans détachement : c'est le même amour qui me rend capable de renoncer à ta possession à l'heure de ma convoitise, qui m'empêchera de te rejeter à l'heure de ma lassitude.
Parce que c'était lui. - La démarche ordinaire des hommes consiste à juger l'âme d'après les paroles et les actes, mais ceux qui aiment vraiment jugent les paroles et les actes d'après l'âme dont ils ont je ne sais quelle connaissance obscure et immédiate, antérieure à tout. " Je ne peux juger de ce que tu fais qu'à travers mon intuition de ce que tu es." Tout jugement venu de l'extérieur est nécessairement injuste : pour être équitable à l'égard d'une âme, il faut communier à sa réalité centrale, boire aux sources de sa solitude, il faut l'aimer. Et le Christ, qui savait combien l'amour est rare, a défendu le jugement. Le "nolite judicare" comporte un sous-entendu : quia non amatis...
Définition du sacrifice. - C'est se précipiter totalement, sans calcul et sans recours, dans ce qu'on aime. C'est la transmutation du moi en amour.
Je n'aime pas que toi. Mais j'aime toute chose en toi et je t'aime en tout chose. Tu n'est pas l'être qui usurpe et voile pour moi le monde, tu es le lien qui m'unit au monde. L'amour intégral exclut l'amour exclusif : je t'aime trop pour n'aimer que toi.
Il y a une espèce de maturité de la pensée dans laquelle l'esprit devient si subtil, si pénétrant, si ouvert à toute réalité qu'il tient pour ainsi dire lieu de cœur. La connaissance alors supplée l'amour : on comprend si bien les hommes qu'on les traite avec autant de tact et d'indulgence que si on les aimait.
Les vérités suprêmes manquent d'arguments. elles savent se donner, elles ne savent pas plaider leur cause. Nos certitudes les plus intimes, les plus nourricière sont aussi les plus vulnérables sur le terrain dialectique. Les défendre, c'est déjà les trahir. Leur innocence, leur fraîcheur, leur magnétisme divins étouffent sous la cuirasse des arguments.
Tu méprises les règles, les traditions et les dogmes. Tu ne veux opposer aucun cadre doctrinal à ton enfant ou à ton disciple : tu prétends leur transmettre tes vertus par le seul rayonnement de ton exemple, par pur échange affectif. Fort bien. Tu leur verses à boire un vin précieux - tu oublies seulement de les munir d'une coupe ! Et certes la coupe sans le vin n'est qu'un nid de poussière et d'araignées. Mais le vin sans la coupe ? Il ruisselle en vain sur le sol et, mêlé à la terre, il produit la pire boue. Regarde donc les "mystiques" qui dévorent aujourd'hui le cœur des hommes !
Agonie prolongée. - Cela, dites-vous, ne saurait durer longtemps ainsi. Oubliez-vous qu'une des caractéristiques des époques de décadence, c'est l'invraisemblable prolongation des agonies ? On ne meurt pas brutalement, on passe sa vie à mourir. Des individus, des institutions cachectiques s'éternisent. La mort est plus loin des agonies d'aujourd'hui que des santés d'hier.
Progrès ? - Le monde, depuis un siècle, évolue à pas de géant. Tout se précipite : le vent du progrès nous coupe la face. Amer symptôme : l'accélération continue est le propre des chutes plutôt que des ascensions.
Limites de la réceptivité. - Voici des gens pendus à toutes les radios, avides de toutes les nouvelles, réceptifs à toutes les idées. On appelle cela sensibilité, ouverture. C'est une qualité que je n'envie pas. Je serais plutôt porté à considérer comme un signe de santé et d'unité intérieures l'existence de larges zones d'indifférence. Une réceptivité universelle implique, exception faite de quelques esprits extraordinaires, une passivité dangereuse. L'écho vibre à tous les sons, mais la bouche choisit ses paroles.
Il est des êtres qui se sentent revivre quand des catastrophes comme la guerre ou la misère s'abattent sur eux. Le retour aux nécessités élémentaires leur fait l'effet d'un bain rajeunissant, ils ont besoin du voisinage de la mort pour réapprendre à goûter la vie. Mais c'est un signe profond de décrépitude vitale que de n'avoir plus la force de porter les ornements d'une civilisation, que d'être ainsi contraints de choisir entre la civilisation et la vie.
Argent et détachement. - L'homme qui aime l'argent pour lui-même est méprisable. Mais on peut aimer aussi l'argent pour ce qu'il procure. Or, dans le monde moderne, la plupart des joies et des délassements de l'homme, depuis le plaisir de manger une nourriture saine jusqu'aux ivresses de l'esprit (lectures, voyages, etc.) sont suspendus à l'argent. Pour que les hommes fussent détachés de l'argent, il faudrait d'abord leur créer des conditions d'existence où ils puissent dans une très large mesure s'épanouir charnellement et spirituellement sans avoir recours à l'argent. Ainsi le paysan n'a pas besoin de consulter son portefeuille pour manger sainement, recevoir ses amis, jouir de la beauté de la terre et des saisons. Il n'en va pas de même pour l'habitant des cités : le manque d'argent le prive à peu près de tout. C'est une des tares les plus hideuses de notre civilisation que l'homme n'y puisse pas mépriser l'argent sans renoncer du même coup à tous les biens de la terre, et qu'il ne suffise pas pour cela d'avoir le cœur bien placé mais qu'il faille encore être un saint !
Sagesse médiévale et pensée moderne. - Au Moyen-Age, on ne connaissait pas tous les replis de la serrure humaine et cosmique, mais on possédait la clef, qui est Dieu. Depuis Descartes, on a exploré à fond cette serrure, on a pu la décrire d'une façon de plus en plus détaillée, mais, dans cette recherche, on a égaré la clef ! Le monde et l'homme sont devenus des serrures sans clef. Au reste, la pensée moderne dans son ensemble ne se préoccupe même plus de la nature ou de l'existence de cette clef. La seule question qui se pose devant une porte fermée consiste à l'examiner très sérieusement, et non à l'ouvrir !
Wlade
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le 21 déc. 2023

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