Ils sont en face de moi, l’œil rond, et je me vois soudain dans ce
regard d’effroi : leur épouvante.
Ainsi commence L’écriture ou la vie, livre écrit par Jorge Semprun en 1995. Un livre saisissant, plein d’émotions parlant de l’homme, l’écriture, la mort ou plutôt comme le dit l’auteur sur l’expérience de la mort.
La première fois que l’on m’a parlé de ce livre, j’étais en 3ème. C’était il y a 6 ans, en cours de français. Mon professeur a mentionné le livre de Semprun comme un très beau témoignage sur les camps, sur le travail de l’écriture et de la place de celle-ci dans la vie d’un auteur. j’ai décidé de le lire. J’étais curieuse et étant hispanisante, je me suis sentie attirée par la littérature espagnole, bien que le livre soit écrit en français.
Quand on commence à le lire, il s’apparente à un livre de souvenirs. Semprun évoque en effet sa vie pendant la guerre, son retour des camps à la libération et comment cet épisode a affecté sa vie. Le livre commence à la libération de Buchenwald et d’emblée Semprun nous plonge dans l’épouvante rien qu’en décrivant le regard d’horreur et d’incompréhension des alliés en découvrant ces camps de concentration. Il a eu une vie mouvementée et passionnante : exilé d’Espagne pendant la Guerre Civile, étudiant en philosophie à la Sorbonne, résistant dans un réseau anglais, arrêté par la Gestapo, torturé, déporté à seulement 20 ans, survivant, dirigeant du parti communiste espagnol clandestin. A l’image de sa vie, ce livre est mouvementé et passionnant. Il donne profusion de détails, raconte de nombreuses anecdotes, crée pour le lecteur des images, couche sur le papier ses émotions et ses réflexions. Bref, il nous ouvre le tourbillon de sa mémoire avec brillo.
Si ce n’est pas réellement le sujet, le livre n’en demeure pas moins un témoignage sur les camps, sur ce que c’est d’avoir survécu, ou d’après Semprun sur le fait d’être revenu de la mort plus que d’avoir survécu. Car est-il réellement possible de survivre ? C’est l’une des nombreuses questions que pose le livre. Une bonne partie du livre parle de la vie des camps, du retour à la liberté et à la vie immédiatement après la fin de la guerre. Indéniablement, Semprun témoigne. Il raconte, tente de nous faire comprendre par des images, des bribes de conversation, ses réactions, ses sentiments. Le récit en est poignant, vif, parfois horrible, dérangeant. Il manie si bien les mots qu’il arrive à nous arracher des larmes, à nous faire frissonner. Il témoigne, alors même qu’il raconte à un moment une conversation entre survivants de Buchenwald sur la difficulté qu’ils auront à témoigner de cette horreur et sur la difficulté que les gens qui ne l’ont pas connue auront à la comprendre.
Son récit mêle violence, épouvante, poésie, volupté et sensualité (il parle de certaines de ses aventures amoureuses avec une pudeur et une élégance érotique qui renforcent la palette de sentiments qu’il décrit). Il écrit comme il pense. Ce qui implique des répétitions, des développements saccadés. Cela peut dérouter et, j’en suis consciente, déplaire. Mais, selon moi, cette façon d’écrire rend le récit d’autant plus brillant et vivant car on est réellement dans l’esprit, dans la mémoire de l’auteur ; tout n’en est que plus haletant.
Au milieu de ses souvenirs, de l’histoire d’un pan de sa vie, Semprun parle de l’écriture, du travail de l’écrivain. A Buchenwald, il a connu la mort de très près. A son retour en France, goûtant de la liberté, il a voulu accomplir sa vocation de toujours : écrire. Mais pour lui, l’écriture n’était que le prolongement de la mort, elle ne le ramenait pas à la vie, elle ne lui permettait pas d’expier. Il raconte comment il a dû temporairement abandonner l’écriture. Il lui a fallu attendre une quinzaine d’année pour pouvoir écrire le livre qu’il aurait voulu écrire en 1945. L’écriture n’a pas été tout de suite salvatrice pour lui. C’était trop dur, il retournait vers la mort alors même qu’il voulait vivre. Dans une vue d’ensemble sur le travail d’auteur, Semprun rapporte des conversations qu’il a eu avec des collègues écrivains, et compare son expérience à d’autres auteurs qui ont également connu la déportation. Notamment, Primo Levi pour qui l’écriture lui a permis d’exorciser ce qu’il a vécu et de retourner à la vie. On comprend ainsi le poids de la mémoire, le poids du passé.
L’auteur parle aussi à travers d’autres auteurs. Ayant étudié la philosophie, Semprun est une personne très cultivée. Pour nous faire découvrir son monde, il parle du monde des auteurs, de ses auteurs fétiches, ou des auteurs importants du 20ème siècle. Cela peut apparaître agaçant, surtout qu’il en cite beaucoup, qu’il cite dans la langue originale, qu’il ne traduit pas toujours et que l’on se retrouve ainsi à lire des citations en allemand et espagnol que l’on ne comprend pas ou des idées d’un auteur que l’on ne connaît pas. Cela peut décourager car le lecteur peut être amené à se dire que le livre n’est lisible que par des purs intellos, intellos comme l’auteur. Au contraire, je trouve que cela contribue à retracer l’univers intellectuel du milieu du 20ème et à nous faire découvrir un milieu mystérieux pour nous lecteurs peu initiés ; mais qui ajoute un caractère original au récit. Plus globalement, cette avalanche d’auteurs permet de dresser un tableau de l’humanité, de s’interroger sur ce qu’est devenu l’humanité pendant et après la 2nde Guerre Mondiale ; notamment avec l’analyse d’auteurs qui nous sont tout de même familier : Malraux et cette citation en exergue du livre et qui irrigue presque toute l’œuvre : « … je cherche la région cruciale de l’âme où le mal absolu s’oppose à la fraternité ». Pour moi, loin de décourager, cela pousse à la curiosité et rend la lecture du livre encore plus vibrante et exaltante.
L’écriture ou la vie rend magnifiquement compte d’une expérience ; le lire est une expérience.