Une anguille dans le pâté
Pour accrocher avec l'"Écume des jours", il faut avant tout être capable de plonger dans le monde imaginaire au combien particulier de Boris Vian : celui du surréalisme et de l'inattendu, dont les lois semblent totalement hermétiques à son pauvre lecteur, pourtant rodé aux histoires de princes transformés en crapaud ou aux gentils petits animaux qui parlent. Ici, on pêche l'anguille dans les éviers, on marche sur des trottoirs spongieux et l'on sème des canons de fusils plutôt que du blé... En fait, ce qui est déconcertant dans ce livre, c'est que le cadre lui-même est remis en question, et l'on a bien du mal à se raccrocher à une quelconque logique.
Pourtant, je n'ai rien contre la fantaisie, j'aime au contraire être transportée par la pensée de certains écrivains délirants, qui parviennent à créer des ensembles merveilleux et poétiques et dont l'imagination débordante me laisse rêveuse. La seule règle pour que ce genre d'univers fonctionnent à mon niveau, c'est la cohérence. Et justement, j'ai trouvé que l'"Écume des jours" en était dépourvue.
Du coup, je ne suis à aucun moment parvenue à m'imprégner du récit, gardant toujours à l'esprit un certain recul critique, et essayant de comprendre les codes de ce monde qui m'échappait. Les personnages eux-mêmes me sont alors apparus obscurs et incompréhensibles, et par conséquent, je n'ai pas réussi à m'y attacher. Vous me direz, commencer un livre où l'ambiance vous rebute et où les personnages eux-mêmes ne parviennent pas à inspirer une certaine sympathie, ça se profile mal.
Mais pas découragée pour autant, j'ai tenu à poursuivre ma lecture, surtout, je dois l'admettre, de par la réputation du bouquin et ce sentiment que j'avais d'avoir du louper quelque chose.
Bref, parmi les passages vraiment désagréables, je retiens surtout celui de la patinoire. Lorsque les personnages sont responsables de la mort d'une grande majorité des patineurs, dont les lambeaux sont ramassés par des "varlets-nettoyeurs", mais ne s'émeuvent pas plus que cela, se contentant de faire un signe de croix et de poursuivre leur conversation. A ce moment, je me dis : "ok, donc on est dans un univers totalement loufoque et décalé, les personnages n'ont pas d'importance et seul l'exercice de style compte". Du coup, j'étais totalement désorientée lorsque la deuxième partie du bouquin s'est ouverte sur la maladie de la femme du protagoniste, et le désespoir ambiant liée à sa mort plus que probable...
Mais au-delà du fond, je dois reconnaître que je n'ai pas plus accroché avec le style d'écriture de Boris Vian. Si le rythme saccadé, procuré par des phrases et des chapitres courts, s'accorde à merveille avec l'idée d'un ton léger et ironique, il ne parvient pas à créer l'espace nécessaire pour que le lecteur puisse s'immiscer dans l'histoire. Du coup, les mots se déroulent sous nos yeux, provoquant parfois un sourire devant de drôles de néologismes ou de bonnes répliques, mais ne parvenant jamais à atteindre l'émotion. Mais au fond, est-ce vraiment le but ?
Finalement, j'ai apprécié l'"Écume des jours" pour la poésie de certaines images, comme l'appartement qui s'assombrit entendu que le protagoniste broie du noir, l'originalité de Boris Vian en général et la critique qu'il fait de la société à travers l'usage de la langue. Je pense également au fait qu'il prenne au pied de la lettre toute les expressions du langage courant, en créant ainsi des escaliers qui se dérobent vraiment sous les pas, par exemple. Ou encore, des jeux de mots et autres plaisanteries comme les "pianocktail", "portecuir en feuilles" et des cravates qui refusent de se laisser nouer. Elles apportent vraiment un plus et donnent le ton au livre (les expressions, on est d'accord), mais le problème, c'est qu'elles démystifient aussi totalement le tragique de la fin du récit.
En fait, l'"Écume des jours", c'est un peu comme un bon mot d'esprit. Bien placé, surprenant et suffisamment inventif, il parvient à faire sourire sur le moment, peut être même provoquer un début de réflexion, mais il s'évapore aussitôt après.