Jeunesse à la dérive
Retrouvez mes nouvelles chroniques de lecture sur mon blog Brèves de lecture. Jeune Algérienne installée aujourd’hui à Paris, Kaouther Adimi signe avec son premier roman une fiction névrotique et...
le 13 févr. 2021
Retrouvez mes nouvelles chroniques de lecture sur mon blog Brèves de lecture.
Jeune Algérienne installée aujourd’hui à Paris, Kaouther Adimi signe avec son premier roman une fiction névrotique et très noire. Elle y donne la parole à une famille enfermée dans son appartement algérois, véritable étouffoir qui semble parfois représenter une société murée dans son silence, en pleine crise.
Notre rencontre avec Adel et Yasmine, ce frère et cette soeur à la relation fusionnelle qui se sont séparés peu à peu en grandissant, choisissant des chemins différents, est bouleversante. Le duo est à la fois uni, s’entendant l’un à l’autre à travers la fine cloison de leur chambre, et divisé, Adel se réfugiant dans son introspection, Yasmine s’ouvrant au monde. Partager leurs pensées nous montre une jeunesse désillusionnée, qui essaye d’exister tant bien que mal dans un monde où elle n’est pas la bienvenue, un monde où l’individu, surtout celui qui est en quête d’affirmation, n’existe pas.
L’un après l’autre, ils se confient, souffrant de la disparition du lien qui les unissait, ce lien qui les protégeait contre le monde extérieur, les faisait exister dans leur relation à l’autre. En très peu de pages, on perçoit cette impression de ne pas exister, et pour Adel de ne pas avoir d’espoir. Angoissé par cela, il est pris dans cette nuit blanche que nous partageons avec lui d’une « envie de vomir, de se vomir ». Toute la difficulté de vivre, est là, en quelques mots, quelques phrases. La souffrance est vive chez ce personnage que nous voudrions voir sortir de ce malaise qui semble éternel. Il n’a pas de remède.
Sarah, leur grande soeur, trouve le sien dans la peinture. Elle s’y réfugie pour échapper à la folie de son mari, redevenu un petit enfant quand elle a déjà leur fille à sa charge. Elle voudrait peindre, mais elle doit s’occuper de son fou de mari. Elle est revenue vivre chez sa mère avec eux, n’ayant plus aucun moyen pour vivre. Rêves brisés, avenir sans aucune perspective, tristesse du quotidien : seule la recherche de l’art semble pouvoir sortir Sarah de son enfermement quotidien, de ses obligations familiales, de son désespoir.
D’autres prendront la parole : des jeunes du quartier parlant d’avenir impossible et fumant du crack au pied de l’immeuble d’Adel et de Yasmine, médisant sur leur compte et défendant parfois la belle jeune femme dont l’un d’eux est amoureux ; Mouna, la fille de Sarah et d’Hamza, une écolière déjà désabusée par l’avenir, ne voyant pas l’utilité d’apprendre, rêvant juste de se marier avec Kabel, le vendeur de frites ; la mère, silencieuse avec ses enfants et qui prend tout à coup la parole, seule, pour juger leur différence avec une âpre dureté, ces enfants étant pour elle « demeurés », « inconscients », « imbéciles » ; un voisin aux secrets mieux cachés que ceux de la famille protagoniste ; et puis Hamza-le-fou, le mari de Sarah, qui renversera totalement le miroir de la réalité, jusqu’à ce que nous nous demandions qui est le fou dans cette famille, si tous ne le sont pas un peu. Chacun semble s’y réfugier dans cette folie, qui prend sous la plume de Kaouther Adimi des accents pathétiques ou, à l’inverse, éclate de beauté.
Véritable tableau de la jeunesse algéroise telle qu’elle se voit, telle qu’elle est vue et finalement telle qu’elle est, L’Envers des Autres est un récit bouleversant mettant à nu un mal-être et une souffrance généralisée de la jeunesse à travers quelques personnages d’une même famille, écrasés par leurs différences qui les isolent de la société. Seule la conformité pourraient la sauver, mais dans une famille déjà marginalisée, à la fois plainte et moquée par les gens du quartier, les personnages ne peuvent pas. Traditions, famille et convenances les noient dans un monde où leur personnalité et où les circonstances les ont fait différents les uns des autres, les uns contre les autres. Le silence pèse dans l’appartement, chaque personnage tente de s’y réfugier plutôt que de s’y perdre, mais le dialogue n’émergera jamais. Le monde extérieur, vu des yeux de Yasmine, étudiante, est lui aussi dur et violent. Tous refusent l’existence de l’individu, ne le reconnaissent pas pour lui-même mais par les groupes auxquels il appartient : famille, quartier, cercle d’amis, génération, origine sociale… On comprend peu à peu le malaise de celui qui n’est pas comme les autres, étouffé par le regard d’une société à la violence sourde et au regard meurtrier.
En très peu de pages, Kaouther Adimi nous fait vivre un état de mal-être intense dans lequel le rêve et la méditation semblent des échappatoires temporaires à un musellement par la société. Les différents points de vue des personnages, agencés par chapitres, oscillent entre difficulté de vivre et espoir, lucidité et folie, rêve et réalité. A travers des phrases très courtes au rythme à la fois doux et âpre, nous partageons ainsi avec les personnages cet équilibre précaire qu’ils tentent de garder pour survivre, ne sachant pas trop s’ils sont déjà tombés ou se tiennent sur la corde raide. Plongé dans le cauchemar d’une réalité, on ressent à chaque page le malaise d’une jeunesse enfermée dans les traditions et les convenances, la classification de chacun dans des cases qui, souvent, ne correspondent pas à ce qu’ils sont vraiment. A la fin, on souhaiterait juste revenir aux méditations d’Adel, son refuge mélancolique à la dureté du monde qui a cédé à force d’être opprimé.
Un premier roman à la maturité étonnante, à la plume très belle et qui reflète une réalité intérieure complexe, que seule la littérature pouvait percevoir et révéler. A lire.
Créée
le 13 févr. 2021
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