Ce petit roman commence sur les chapeaux de roues, et ce n'est pas faute de se demander quelle bombe on a entre les mains. Lorsque L'Envie de Iouri Olecha paraît en 1927, la société russe est en train de basculer dans le stalinisme, et cette satire, bouillante des visions de ses personnages, de nous en donner plusieurs reflets déformants : au point qu'on ne sait plus dans quel côté elle tire ses boulets rouges. Tous azimuts ? Peut-être bien. En sus d'une myriade de petites scènes burlesques, le roman tient essentiellement à des discours révélant les obsessions qui électrisent ses personnages : c'est "l'homme nouveau" et les prodiges que miroitent le progrès technique et industriel. Mais ce qui articule de façon magistrale tous les actes, les projets et les dires de ces personnages, c'est l'Envie. Envie dont on a envie de conserver la majuscule tant elle agit comme un seul personnage les englobant tous. Elle les pousse non seulement à être quelque peu partial, mais à laisser libre cours à leur imagination. Ils refont le monde à leur manière : une enclave fantasmatique dans le réel, et qui en est parfois l'image exacte. Image faite aussi bien de perceptions étonnantes, de sensations et de détails très vivants, que d'illusions, rêves ou passages secrets. On se demande finalement si ces personnages sont bouffons ou visionnaires. Le seul ennui (mais il a tendance à plomber tout le reste) est que ces délires deviennent systématiques, perdent le sens et le lecteur avec. Sur bien des points, j'ai trouvé L'Envie très similaire au roman de Karel Čapek, La Fabrique d'Absolu, sans les batailles loufoques et un peu fatigantes de ce dernier, mais avec cette débauche d'énergie parodique et d'ingénieuses fantaisies.
Vous êtes, comme on dit, sorti des gonds. La rupture de la réalité a été trop soudaine, les proportions trop incroyablement transformées. Pourtant, vous prenez plaisir à ce vertige. Tout en imaginant ce qui va se produire, vous vous hâtez de regarder dans le carré bleuissant. Votre visage flotte, immobile, au fond de la glace ; seul il garde sa forme réelle, il est une petite portion conservée du monde extérieur, tandis que le reste s'écroule, se transforme, se soumet à de nouvelles règles que vous n'arrivez pas à saisir, même si vous vous attardez une grande heure devant cette glace où votre visage semble encadré dans un jardin tropical, tant la verdure accuse ses vers, tant le ciel avive son bleu.
Lu du 22 février au 1er mars 2023. Traduit du russe par Henri Mongault et Louise Desormonts. 166 pages - Sillage