William Somerset Maugham n'est pas l'auteur le plus abordé dans le champ de la littérature anglo-saxonne, malgré l’œuvre considérable qu'il a laissé derrière lui. Il est usuel de le présenter comme un écrivain avec une certaine dose de talent, néanmoins jugée insuffisante pour les critiques de son temps.
"The Moon and Sixpence" est publié en 1919, suivant ce qui est régulièrement considéré comme son magnum opus, "Of Human Bondage". Dès les premières lignes de l'ouvrage, le narrateur nous introduit à son obsession : fréquentant la haute société anglaise du début du XXème siècle, il sympathise avec Amy Strickland, qui entretient un bonheur idyllique avec son mari Charles, courtier en valeurs immobilières. L'image du couple idéal se brise lorsque ce dernier quitte subitement son foyer pour poursuivre ses ambitions de peintre.
Si la première partie du livre nous fait retrouver tous les lieux communs du roman anglais du début du XXème, comme ses codes sociaux rigides, son hypocrisie ambiante et ses interminables dîners, très vite nous quittons ce mortifère milieu pour suivre Charles Strickland à travers le témoignage des personnes ayant croisé son chemin. L'ouvrage reprend le propre intérêt de l'auteur pour la vie de Paul Gauguin, Maugham ayant même été jusqu'à Tahiti en 1914 afin d'y rencontrer des personnes l'ayant côtoyé.
Le fil rouge du roman s'établit autour de l'énigme constituée par Strickland : archétype du génie hostile et sociopathe, personnage radical au possible, il déclenche chez le narrateur tout un ensemble de questions : qu'est-ce qui peut bien amener un homme à tout abandonner pour l'art ? Quelles conséquences cet idéal, aussi romantique qu'il soit, entraîne-t-il pour son entourage ?
Plus romancier que théoricien, Maugham a cette qualité de ne pas s'épancher dans d’interminables et vaines digressions théoriques. Son style est plutôt situé du côté de la sobriété, semant la juste dose de péripéties pour maintenir notre intérêt. Plus l'intrigue avance et plus s'impose cette frustrante mais fascinante sensation d'être à la fois si proche et si loin de Strickland. Malgré les thèmes abordés, le livre ne déborde jamais : pas d'explosions de sentiments, pas de grands moments d'intensité émotionnelle. Ce qui est à mon sens une qualité car ressort alors la sensation d'une mécanique bien huilée, fluide, laissant intelligemment sa trace sur le lecteur.
Le livre m'a également semblé bien transmettre plusieurs ressentis complexes, comme cette altérité ressentie lorsqu'on rencontre quelqu'un avec des valeurs très éloignées des nôtres. Il développe intelligemment sur l'aspect tyrannique qu'il y a d'être toujours enjoint par soi-même à devoir créer de la beauté au nom d'un idéal. A ce sujet, le titre de l’œuvre renvoie à une remarque d'un critique sur le précédent roman de l'auteur : celui qui cherche la lune ne voit pas la pièce à ses pieds.
Concluons en évoquant la complaisance des personnages envers Strickland, connard misogyne et misanthrope par excellence, dont l'aura est telle que tous se retrouvent séduits malgré ses actions. En 1919 aussi il était difficile de "séparer l'homme de l'artiste" et ce n'est d'ailleurs que depuis quelques années qu'on insiste sur la pédophilie et le colonialisme inhérents à la vie de Paul Gauguin. Est-ce à dire que nous sommes aujourd'hui un peu moins attirés par l'éclat scintillant de la lune ? Cela ne l'empêchera pas pour autant, hélas, de briller.