L'Épée brisée par Emmanuel Lorenzi
Pour nombre de lecteurs français Poul Anderson reste avant tout l’auteur de La patrouille du temps ou des Croisés du cosmos, mais c’est oublier un peu vite le caractère prolifique de son oeuvre et le fait qu’il fut l’un des précurseurs de la fantasy moderne. Heureusement, les éditions du Bélial ont entrepris, avec l’aide du traducteur Jean-Daniel Brèque, de publier tout un pan de l’oeuvre de Poul Anderson qui jusqu’à présent n’était accessible qu’aux lecteurs anglophones, avec en ligne de mire l’objectif de redonner à cet auteur essentiel, mais un peu boudé en France pour ses prises de position politiques durant les années soixante, la visibilité qu’il aurait mérité. L’épée brisée ayant initialement été publiée en 1954 (Poul Anderson remaniera d’ailleurs son roman en 1971, pour l’édulcorer quelque peu ; heureusement les éditions du Bélial ont choisi de traduire l’édition initiale), c’est à dire la même année que la publication du Seigneur des anneaux de J.R.R Tolkien, il était évidemment séduisant de comparer ces deux romans, voire même de les mettre en concurrence, ce que fait hélas Michael Moorcock dans la préface de L’épée brisée, sans pour autant verser dans l’épanchement fielleux. La comparaison est évidemment facile, mais pas forcément pertinente tant les approches respectives de Tolkien et d’Anderson paraissent différentes ; certes tous deux s’inspirent de la mythologie scandinave dans leurs récits, mais c’est à peu près la seule similitude qui les rapproche. Il n’y a pas à mon sens de création d’univers similaire au travail effectué par J.R.R. Tolkien durant près de quarante ans, rien d’aussi vertigineux et surtout rien qui ne dépasse du cadre strict du récit. Anderson insère son histoire dans un univers qui emprunte au légendaire scandinave, on y croise des elfes, des trolls et des géants, la magie y est omniprésente, mais une fois le livre refermé cet univers disparaît pour n’appartenir qu’à lui-même. On est très loin de la démesure créatrice et du vertige que peut procurer une immersion prolongée dans l’univers de Tolkien, qui hante durablement le lecteur. Cela n’enlève rien aux qualités du roman de Poul Anderson, mais cela explique sans doute que L’épée brisée n’aie eu ni le retentissement littéraire ni le succès populaire du Seigneur des anneaux.
Afin de se venger d’Orm, un guerrier viking qui a massacré toute sa famille en venant s’installer en Angleterre, une sorcière incite un seigneur elfe, le duc Imric, à lui jouer un bien vilain tour. Grâce à un puissant sortilège, Imric conçoit avec la fille du roi des trolls un changelin qui a toutes les apparences du fils d’Orm nouvellement né, Valgard, et procède à une habile substitution des bébés à l’occasion d’une nuit orageuse. Ainsi Valgard le changelin grandira au milieu des hommes, y semant le trouble et la discorde, alors que le jeune humain, désormais rebaptisé Skafloc deviendra le fils adoptif d’Imric, à qui il enseignera tous les savoirs des elfes. Nés pour s’opposer, Skafloc et Valgard auront maintes occasions de se défier et de combattre puisqu’une fois devenus de puissants guerriers à l’âge adulte, ils se retrouveront mêlés à une guerre sans merci entre les trolls et les elfes. Pour sauver son peuple d’adoption de l’anéantissement, Skafloc devra faire appel à l’épée brisée offerte par les Ases afin qu’elle soit reforgée par le géant Bölverk et accomplisse son destin de mort par le truchement d’un humain désormais maudit.
L’épée brisée est donc un roman de fantasy épique, qui emprunte tout autant au légendaire celtique qu’à la mythologie scandinave, le résultat est de toute façon très différent de celui de J.R.R Tolkien et rappelle davantage les romans de la tradition arthurienne. Anderson adopte dans son roman une narration très proche de la geste, sans pour autant en employer les procédés littéraires ou la prose. Brutal et sans concession, mature diront certains, L’épée brisée relève par ses accents oedipiens tout autant de la tragédie antique que du récit épique. Si l’on fait abstraction du parallèle un peu malvenu avec l’oeuvre de Tolkien, il s’agit même d’un roman de très bonne facture, bien rythmé, solidement construit et franchement prenant…. mais dont l’ambition et l’ampleur restent néanmoins bien plus mesurées. Ne cédant en rien aux sirènes des romans à tendance inflationniste publiés depuis plus de trente ans, L’épée brisée à le grand mérite de faire dans la concision et l’efficacité, gagnant ainsi en puissance et en impact ce qu’il perd peut-être en immersion prolongée. En tout état de cause, cette brièveté est fort bien venue et certains auteurs devraient largement s’en inspirer au lieu de nous délayer dans des trilogies, tétralogies et autres décalogies interminables, des histoires qui mériteraient certainement un peu plus de densité par feuillet. Bref, à lire de toute urgence, mais sans pour autant attendre de ce roman ce qu’il ne peut donner, Poul Anderson est certainement un très bon conteur, mais pas un faiseur d’univers.