Quand on pense à la date de parution de L'ère du vide, c'est à dire en 1983 (et non pas 89 comme l'indique la fiche du site), on ne peut être que stupéfait de la clairvoyance de son auteur. Je ne connais pas le bonhomme, Gilles Lipovetsky, sûrement l'homme d'un seul livre comme tous les bon génies qui se respectent, mais cet ouvrage a fait date. C'est une certitude puisqu'il est aujourd'hui facilement trouvable et qu'il est recommandé par pas mal d'intellectuels.
Même sujet que pour ma critique précédente, L’ère du vide décortique l’avènement de "l’hyperindividualisme". Gilles Lipovetsky montre dans cet essai que les démocraties contemporaines sont plongées dans un vide idéologique en raison du dépérissement des grands projets collectifs. Si la désacralisation des valeurs traditionnelles entraîne des effets pervers, l’individu est désormais libre de se consacrer tout entier à lui-même pour mener une vie "à la carte".
Tous les thèmes propres à l'individualisme contemporain sont abordés brillamment et avec une acuité désarmante : séduction et narcissisme non-stop, disparition progressive des repères culturels, consommation de masse et hédonisme trivial et enfin le nouveau rapport qu'entretien notre époque avec l'humour et la violence. En tout six grands chapitres subdivisés en trente-trois sous-chapitres. L'essai est très clair et je n'ai pas été décontenancé par le vocabulaire, plutôt pédant c'est vrai, de son auteur. Cependant les parties ne sont pas toutes réussies. Par exemple, j'ai moins apprécié le chapitre sur l'humour dont la démonstration me semble vraiment fumeuse notamment lorsque Lipovetsky évoque la mode vestimentaire (les habits deviennent eux aussi humoristiques) et l'humour pop.
Le chapitre sur l'art contemporain, avec tout ce que ça comporte de perte de sens, d'abstraction, de course à la performance et à l'originalité etc., m'a plu d'une certaine manière mais la comparaison systématique de l'affaissement intellectuel et technique de l'art avec l'avènement individualiste de nos sociétés était lourdingue. En gros, les artistes modernes sont des fossoyeurs de l'art en suivant une logique individualiste caractérisée par un refus de la tradition. Leur influence va pénétrer la sphère politique et modifier en quelque sorte les paradigmes de la société. Le post-modernisme constitue donc, pour Lipovetsky, une véritable phase de déclin de la créativité artistique. La société post-moderne a mis fin à cette logique en institutionnalisant l’avant-garde, qui substitue à l’invention la pure et simple surenchère. Le fil conducteur de cette pensée demeure lisible même si je doute de l'impact réel des artistes dans le processus global d'évolution d'une société. Disons que cela fait partie d'un tout.
Malgré les quelques lourdeurs à certains passages, L'ère du vide est pour moi une pierre angulaire dans le mouvement intellectuel qui a remis en question la modernité, la "post-modernité", comme nous dirait Gille Lipovetsky. Je terminerai cette critique de manière cynique car j'ai beau être tout a fait sensible aux drames de notre époque, aux conséquences néfastes de la modernité sur notre temps et aux mutations psychologiques terribles que rencontre Narcisse - je reste un jeune homme du XXIème siècle. De fait, les analyses au vitriol de Lipovetsky comme celles de Lasch ou, dans une mesure moindre, celles de Le Goff, me concernent hélas tout autant que n'importe quel quidam décérébré contemporain. Si vous en doutez, voilà de quoi remettre en question votre probité :
Communiquer pour communiquer, s'exprimer sans autre but que de s'exprimer et d'être enregistré par un micropublic, le narcissisme révèle ici comme ailleurs sa connivence avec la désubstantialisation post-moderne, avec la logique du vide. #Senscritique ?