Rêvé en quelques nuits, écrit en quelques semaines, célébré en quelques mois, "Le cas étrange du Dr Jekyll et de Mr Hyde" continue -et pour longtemps- de troubler et fasciner. Et si ce personnage singulier et pluriel est devenu un archétype, utilisé aujourd'hui dans le langage courant, c'est bien qu'il révèle -réveille- une intuition que nous avons de nous-même.
Ce roman extra-ordinaire dit que notre cerveau est à la fois un logis ("mon égo conscient est l'habitant de la glande pinéale" écrivait Stevenson), et une cage : "Mon démon intime, raconte le Dr Jekyll, avait été longtemps prisonnier, il s'échappa rugissant".
Nous savons, nous pressentons tous que dans la complexité de cet endroit, de multiples personnages tentent de cohabiter. Lequel d'entre eux sera le maître ? Lequel pourrons-nous reconnaître, comme on reconnait un enfant ? "Je est un autre" disait Rimbaud. Jekyll, pour sa part, parle de Hyde a la troisième personne: il est littéralement hors de lui lorsqu'il est le monstre. Hors de son logis, hors de sa cage. Et les autres personnages, particulièrement le notaire Utterson (un autre fameux miroir de nous-même, celui-là), ne veulent pas, ne peuvent pas voir la vérité, une vérité jugée étrange seulement parce qu'on n'en supporte pas la banalité.
Peut-être parce que cette histoire n'est pas seulement le roman-constat de notre dualité (multiplicité) mais aussi -entre autres richesses- le roman d'une auto-destruction. Car Jekyll a fini par vouloir Hyde. Activement. Pour que chacune des deux faces vive sa vie, sans remords et sans gêne. Liberté suprême, ou suprême lâcheté de celui qui refuse le refoulement, qui ne veut pas choisir entre ses instincts préhistoriques et la morale du civilisé ?
C'est Jekyll lui-même qui délivre son démon intime. La fin du roman montre le résultat.