L'Étrange Défaite par leleul
« L'Histoire s'écrit en direct. »
Cet élément de langage dont use et abuse la sphère politico-médiatique n'a aucun sens. L'Histoire s'écrit a posteriori, ou du moins avec un certain recul. Elle résulte de l'analyse de sources selon une méthode ou une grille de lecture annoncée au préalable. Elle prend le temps d'examiner les informations et les faits à sa disposition pour établir une représentation vraisemblable du passé. Et surtout, elle essaie d'échapper à l'émotion, par définition volatile, versatile, bref sans substance. L'opposé de l'hystérie médiatique provoquée par les événements et les discours politiques. Pourtant, il existe un contre-exemple à cette démarche : L'étrange défaite de Marc Bloch.
Historien de formation, universitaire et enseignant, le bonhomme n'est pas un inconnu dans nos contrées. Il se peut même que ses essais, ses thèses fassent encore les beaux jours et les longues nuits des étudiants en Histoire médiévale. Le co-fondateur des Annales n'en était pas moins un homme engagé dans son époque.
Républicain convaincu, old school, pas de cette catégorie chafouine prompte à retourner sa veste pour mieux s'accrocher au pouvoir, et combattant des deux guerres mondiales, Marc Bloch savait plus que tout autre que « sans se pencher sur le présent, il est impossible de comprendre le passé. » Et le présent allait lui donner de la matière...
Pour ainsi dire aux premières loges lors de la Débâcle, il livre son témoignage sur cet épisode de l'Histoire de France dans un court essai d'une clairvoyance inégalée.
L'étrange défaite apparaît d'abord comme la confession d'un témoin, acteur et spectateur des faits qu'il rapporte. Malgré son âge, près de 54 ans, Marc Bloch rempile en effet au grade de capitaine dans l'état-major de la 1ere armée, en Picardie. À ce poste, balloté d'une position de repli à une autre, il assiste à un effondrement général dont l'ultime épisode se déroule sur les plages de la Mer du Nord, près de Dunkerque. Échappant à l'emprisonnement, il est évacué au Royaume Uni avant de regagner la France. C'est ainsi en Normandie que la nouvelle de l'armistice le rattrape.
Ne relatant qu'avec parcimonie les rumeurs qui circulent autour de lui, Bloch se concentre surtout ici sur son vécu d'officier de l'armée française. Il n'est pas question pour lui de colporter des on-dit.
Cette expérience lui permet de composer sa déposition, en tant que témoin et vaincu. L'historien reprend ainsi la main, troquant le registre de la confession pour celui de l'analyse.
Pour lui, la France a d'abord été vaincue en raison de l'incapacité de son institution militaire, en retard d'une guerre. Rapidité des mouvements, opportunisme de l'ennemi lorsqu'une percée est accomplie, lenteur de la réorganisation du front, l'armée française est surclassée sur tous ces points. Marc Bloch pointe du doigt une faillite stratégique, intellectuelle et administrative. Mal renseignés des mouvements de l'ennemi, mal commandés par une bureaucratie militaire inefficace, les soldats subissent plus qu'ils ne combattent, accomplissant leur devoir du mieux qu'ils peuvent.
Par ailleurs, Marc Bloch n'oublie pas de mettre en accusation les élites et les corps constitués de la République. Il avance des arguments montrant qu'ils ont failli dans leur mission d'encadrement et d'éducation de la nation. Empêtrés dans le conservatisme des notables et de la Droite, éblouis par le mirage du pacifisme, les Français n'ont pas vu ou voulu voir cette guerre d'anéantissement planifiée par Adolf Hitler.
Dans ce sévère réquisitoire, l'historien ne cherche pas à se dédouaner de sa part de responsabilité, bien au contraire, il procède à son propre examen de conscience et nous livre une véritable déclaration de républicanisme. Des paroles suivies d'actes puisque Bloch prendra part ensuite à la Résistance et finira fusillé après avoir été torturé. Une fin à l'image de son combat pour l'Histoire et la République.
Près de 82 ans plus tard, l'analyse de Marc Bloch reste troublante par sa justesse et son acuité. Elle permet de comprendre de l'intérieur les raisons du désastre de 1940, cette divine surprise aux yeux de la Droite la plus réactionnaire de l'époque. Et avec Bloch, on peut dire que l'Histoire s'écrit en direct, ou presque...
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