« Il y a quelqu’un qui vit dans ma tête, et il ne vit pas dans ce siècle-ci. »

 L’exégèse est un ensemble d’environ 8000 pages écrites par Philip Dick entre 1974 et sa mort en 1982. Regroupées par son exécuteur testamentaire en 91 classeurs, des extraits sont déjà parus, notamment une sélection effectuée par Lawrence Sutin, son biographe, en 1991 ; mais la première véritable édition, dont voici la traduction, a été effectuée en 2011. Ce volume de mille pages en anglais est coupé en deux pour l’édition française, dont le premier tome de près de 800 pages couvre la période 1974-1978, avec une traduction impressionnante signée Hélène Collon, grande spécialiste de l’auteur.
Alors, l’exégèse, qu’est-ce donc ? En février 1974, suite à une opération des dents de sagesse, Dick souffre et se fait porter des médicaments. La livreuse, une jeune femme aux cheveux noirs, porte en pendentif le poisson des premiers chrétiens et explique à Dick sa signification. A ce moment, un rayon rose sort du poisson et traverse le cerveau de l’écrivain. Il va avoir dans les semaines qui suivent une série d’hallucinations qui vont être pour lui de l’ordre de la révélation mystique. Il pense être en contact direct avec dieu ou avec un autre être supérieur, qu’il nomme de différentes manières : firebright, Esprit Saint, Zebra, VALIS, le cerveau ou Ubik.
Il vit cette révélation comme une anamnèse : il découvre la réalité qui se cache derrière notre monde, il dit lui-même qu’il était aveugle et que maintenant il voit, qu’il a enfin l’usage complet de son cerveau.
« Une forme de vie supérieure s’est emparée de moi. Qui interférait dans l’Histoire. Que faut-il que je fasse ? Comment continuer à vivre, jour après jour ? »
L’exégèse (il nomme ainsi les feuilles qu’il noircit) est une tentative de compréhension, d’explication, de ce qui lui arrive. Alors qu’il vient de publier Coulez mes larmes, dit le policier, un religieux lui fait remarquer qu’une scène du dernier chapitre de ce roman est très similaire aux Actes des Apôtres, cinquième livre du Nouveau Testament, attribué à saint luc, rédigé par plusieurs personnes vers 80-90, qui raconte l’histoire de l’église jusqu’en 60, et Dick fait une liaison entre ces textes et ses hallucinations.
Ces révélations sont souvent contradictoires, mais il se dégage des grandes lignes : Los Angeles n’est pas réel, on vit en fait dans l’empire romain : « j’en déduis donc que le monde de Rome en l’an 45 est réel et que le monde ‘USA 74’ est l’alibi destiné à l’occulter ». Il pense que des chrétiens apostoliques se dissimulent secrètement dans le Los Angeles de 1974 et que son corps est occupé par un dénommé Thomas : « Thomas n’est pas une de mes vies antérieures. Je n’ai pas vécu jadis à Rome en l’an 45. Thomas est un chrétien apostolique immortel, Rome est l’actuel monde réel et Thomas cohabite avec moi dans ma tête, arrimé au monde réel. Le monde des Actes n’appartient pas au passé – Dans Coulez mes larmes, il est la matrice nouménale de ce monde-ci. On n’a pas affaire au passé, à une vie et une personnalité antérieures, mais à l’Urwelt qui gît sous le Dokos. »
Et il résume tout en une simple phrase : « Il y a quelqu’un qui vit dans ma tête, et il ne vit pas dans ce siècle-ci »
L’exégèse est avant tout constituée de réflexions religieuses ou philosophiques. Dick n’a pas fait d’études de philosophie, mais il a beaucoup appris par lui-même et cite abondamment des philosophes, de Socrate à Jung. Si ses réflexions sont centrées sur le début du christianisme dans l’empire romain, il n’hésite pas à mélanger avec de la philosophie grecque ou bouddhiste, avec le yi-king ou même à citer les dieux égyptiens.
Parfois, il redevient plus prosaïque et cherche une autre explication à ses visions, mais c’est tout aussi barré : « Il se peut qu’en mars 74, j’ai été victime, à cause d’un stress inaccoutumé, d’un horrible épisode schizophrénique au cours duquel j’ai régressé jusqu’à un stade si primitif que j’ai animé mon environnement. Si j’ai vu le monde d’il y a 2000 ans, c’est parce que j’avais régressé dans l’inconscient de l’espèce humaine ».
Mais il revient de toute façon à l’explication religieuse, à son contact direct avec Dieu. « je crois qu’au moment où tout le reste m’a fait défaut et où les pressions extérieures comme mes angoisses intérieures m’ont poussé vers la psychose, Dieu m’a placé sous sa protection personnelle. »
Si l’exégèse est destinée avant tout aux amateurs de l’œuvre de Philip Dick (l’ouvrage n'est pas facilement abordable par une personne n’ayant pas lu quelques romans de l’auteur), elle se révèle étonnamment compréhensible : les passages abscons sont peu nombreux, Philip Dick, tout en décrivant ses hallucinations et ses délires, garde souvent du recul, n’hésite pas à faire preuve d’humour, et on tombe régulièrement sur des citations marquantes, voire des pages magnifiques. Dick tente presque systématiquement de recoller ses visions avec son œuvre romanesque. Il livre ainsi de nouvelles clés de lecture pour plusieurs de ses livres, dont Ubik, Coulez mes larmes, dit le policier ou Le Dieu venu du Centaure. On le voit aussi bâtir, à partir de ce qu’il vit, l’intrigue de SIVA.
Document fascinant, l’exégèse est un parcours dans le cerveau d’un écrivain hors-norme, protagoniste d’une révélation divine, qui tente d’analyser ce qui lui arrive. C’est aussi une occasion d’avoir un regard nouveau sur une œuvre unique et fondamentale de la science-fiction moderne et une lecture essentielle pour comprendre cette œuvre.
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le 5 déc. 2016

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