Nous n’avons pas en français la distinction entre « Volksmärchen » et « Kunstmärchen ». Cela nous manque, et obstrue notre lecture de plusieurs chefs-d’œuvre du romantisme allemand ; pas seulement les contes d’Hoffmann, qui sont relativement connus en France, bien que trop peu considérés, mais surtout de Ludwig Tieck, Achim von Arnim et Clemens Brentano, presque inconnus du grand public. C’est que quand nous parlons de « conte », nous entendons « conte pour enfant », type contes des frères Grimm (« Volksmärchen »), dont une partie nous a été connue grâce à Disney. Pour Hoffmann, nous disons aussi « contes » alors qu’il s’agit de « Kunstmärchen », de créations littéraires ambitieuses et profondes, pas du tout destinées aux enfants, dont la portée n’est aucunement morale ; il s’agit bien de plus pour nous de nouvelles, enveloppées de mystères et parfois fantastiques. Dans le cas d’Hoffmann, l’interprétation contestable d’Offenbach en musique a contribué à une mauvaise saisie de la puissance littéraire de ses récits.
Car « L’Homme au sable », par exemple, est un chef-d’œuvre. Commençant par trois lettres, suivies par une reprise abrupte du narrateur, elle raconte la folie progressive d’un étudiant Nathanael, hanté par le souvenir de la mort de son père, liée à l’alchimie et à un individu étrange, qu’il croit voir à nouveau près de chez lui, et qui tombe ensuite amoureux d’une jeune fille merveilleuse qui s’avère ensuite n’être qu’une poupée mécanique. La structure bigarrée, les adresses au lecteur, l’alchimie, la folie, le fantastique, la conclusion mystérieuse, la grande concision du récit, tout concoure à en faire une œuvre remarquable, propre à exciter l’imagination et le sens esthétique. Les temps se distendent, la narration est marquée par de nombreuses ruptures, des sauts, presque des schizes ; c’est ce qui a rendu ce genre du « Kunstmärchen » si admiré des surréalistes, ce dont André Breton fait part dans un long article qu’on trouve dans « Point du jour ». Le romantisme allemand trouve dans ce conte artistique une de ses formes les plus hautes, que Nerval reprend dans « Sylvie » ou « Aurélia », deux de ses grandes œuvres. A chaque nouvelle lecture, ces récits nous paraissent être le source de tant de créations littéraires qui ont suivies : Nerval, Tourgueniev, Maupassant, Villiers de l’Isle-Adam, Nabokov sont impensables sans Hoffmann, Tieck, Arnim et Brentano. Il est temps de les découvrir.