Qu’importe le voyage, choisissons avec sagesse ceux qui nous accompagnent. C’est ainsi lorsque l’on ouvre un roman policier. Les intrigues comptent bien entendu mais ce sont les héros, policiers, détectives ou curieux qui marquent. Comme le fait remarquer Umberto Eco (et un paquet d’autres personnes mais Eco ça pèse comme référence), le principe sériel des romans policiers repose sur le procédé d’itération, la répétition d’éléments qui viennent créer chez le lecteur un sentiment d’habitude puis de familiarité avec les personnages.
Chacun vient se retrouver quand il retrouve le quotidien et les habitudes d’un héros. Plus que des styles d’écrivains. C’est Sherlock Holmes qui est attendu à la lecture d’un Conan Doyle, pas forcément l’inverse. L’enjeu du premier roman d’une future série est donc de créer un environnement, un personnage archétypal que l’on souhaitera suivre sur plusieurs romans. Le héros (et ses acolytes) doit paraitre spontanément iconique. Un défi auquel s’est attelé Fred Vargas avec le commissaire Adamsberg dans L’Homme aux cercles bleus, publié en 1991.
La force tranquille
Depuis plusieurs mois, un événement tient en haleine les Parisiens : des objets du quotidien sont retrouvés sur les trottoirs. Autour de ces objets, un cercle dessiné à la craie bleue avec l’inscription « Victor, mauvais sort, que fais-tu dehors ? ». Quand certains s’amusent d’une charmante histoire urbaine, Adamsberg, fraîchement arrivé à la tête du commissariat du Ve arrondissement de Paris, y voit beaucoup plus. Son intuition avait vu juste quand est découvert un premier cadavre dans un nouveau cercle…
Comme indiqué plus haut, l’important, c’est le héros. De plus, Adamsberg ne peut pas être un simple personnage : il doit infuser le livre. Son être détermine sa manière d’enquêter, celle dont il résout l’enquête jusqu’à l’intrigue elle-même. Le commissaire est un personnage mouvant, se laissant déplacer par les événements jusqu’à trouver, presque à son corps défendant l’intuition qui amène à la vérité. Il fait son travail de flic mais ne force rien. Il ne sait pas réfléchir. Les choses avancent et Adamsberg se laisse flotter tranquillement, de déductions inconscientes en intuitions salvatrices.
Les intrigues sont à l’image de ce personnage. Denses, fouillis, elles ne se dévoilent que par semble-t-il accident. De plus, Fred Vargas cherche dans les mythes occidentaux ou les contes enfantins la base de ses intrigues, les ancrant dans l’inconscient collectif et frôlant le seuil du fantastique et du surnaturel. Pour ne pas se perdre dans les méandres de son esprit, Adamsberg compte sur ses alliés, bouées de rationalité. Dans ce livre nous est présenté Danglard, fidèle adjoint du commissaire. Celui-ci est le contraire absolu du héros, un personnage pétri de connaissances, de logique, puits de science qui oppose sa raison à l’instinct du commissaire. Plus qu’un simple acolyte ou faire-valoir, il est la porte d’entrée du lecteur dans un univers chaotique, peuplé de personnages en marges, de piètres supports d’empathie. Il est l’incarnation du doute qui questionne les méthodes du héros en ayant toujours conscience de sa supériorité. N’oublions jamais que le héros gagne à la fin…
Décrire l’indescriptible
Un roman, ce n’est pas qu’une intrigue et des personnages, c’est aussi une manière de raconter. Voici ce qui distingue les arts entre eux : les procédés de narration sont différents entre un roman, une série, une peinture… Une des spécificités de la littérature tient dans la description : elle est un des rares arts qui fonctionnent sans l’apport de l’image. Celle-ci ne montre pas, elle décrit. Il est du travail de l ‘auteur de jouer sur le non-décrit, l’implicite pour laisser la liberté au lecteur de mettre en branle son imagination. Fred Vargas joue avec cet aspect en faisant d’Adamsberg un personnage au physique en raccord avec sa psyché. Il est littéralement indescriptible et aucun personnage ne peut donner un instantané physique du commissaire. Sa description la plus claire et développée dans le roman est le fruit d’un aveugle.
Fred Vargas dans L’Homme aux cercles bleus intrigue avec un personnage incernable. La caractérisation indispensable du héros policier pour permettre l’empathie et peut-être même l’identification existe ici mais elle est comme retourné. La seule description d’Adamsberg est qu’il est indescriptible. Les codes de la littérature existent mais l’auteur joue avec. En mettant en avant avec ironie l’une des spécificités du roman par rapport à d’autres arts, Vargas a créé un véritable héros de littérature.