À l’image de son protagoniste (Pierre), L’Homme pressé est très efficace. On le lit tambour battant, sans s’arrêter, sans beaucoup de pauses ou de flottements. La grande qualité de L’Homme pressé, c’est d’être très drôle. On est frappé en lisant, à toute époque, les difficultés de tel génie taiseux à s’imposer dans le monde face aux prouesses verbales d’un causeur complètement oublié (dichotomie que Proust résume très bien, en prenant le parti du génie taiseux, dans un passage de la Recherche où une tante du Narrateur lui raconte à quel point Châteaubriand pouvait être raseur). L’Homme pressé, c’est un peu l’exception formidable à la règle : c’est la vivacité du verbe, l’efficacité du bon mot, et le tout à l’écrit. Partout, Morand surprend par la phrase juste, décochée sans crier gare :
« “Depuis quelques temps, je sens que ça ne marche pas, mais pourquoi ?” À la vérité, il n’avait jusque-là rien senti de tel, mais quand un état d’âme est fort, on a peine à croire qu’il vient de naître et on lui fabrique un long passé. » ; « Quand on fixe une heure à une femme, c'est sans y croire, c'est plutôt une heure qu'on se fixe à soi-même: on se dit qu'on n'aura à souffrir qu'à partir de ce moment-là. Voilà la vertu consolative du rendez-vous, du rendez-vous auquel elles ne se rendent pas. »
Comme on peut le voir dans ce choix de citations, Morand est également un chroniqueur habile du couple (la quatrième de couverture en faisait d’ailleurs, dans mon édition de chez Gallimard, l’unique objet du roman — ce qui est à la fois faux au volume, et peut-être vrai quant à l’objet du tout). Il gratifie son lecteur d’excellentes maximes et d’observations très juste sur la vie de couple, qui pourront parfois paraître désuètes là où elles s’appuient un peu trop sur les stéréotypes traditionnels, mais n’en sont pas moins savoureuses. L’un dans l’autre, L’Homme pressé n’est peut-être pas un sommet de la littérature universel ; mais c’est un roman très spirituel et une lecture remarquablement plaisante.