La Russie à vif
Dans ce recueil aussi bref qu'intense, la poésie russe du XXe siècle se dévoile à travers cinq de ses voix les plus puissantes : Blok, Akhmatova, Mandelstam, Tsvétaïéva et Brodsky. En à peine une...
le 5 nov. 2024
livre de Alexandre Blok, Anna Akhmatova, Ossip Mandelstam, Marina Tsvétaïeva et Joseph Brodsky (2005)
Mon titre condense une remarque de Mandelstam : "De quoi te plains-tu, il n'y a que chez nous qu'on respecte la poésie : on tue même pour elle. Çà n'existe nulle part ailleurs". L'anthologie regroupe cinq poètes russes du XXè siècle. Tous ont eu des problèmes avec les autorités, sauf Alexandre BLOK, mort à quarante ans en 1921. Son chef-d'œuvre "Les Douze" est inspiré par la Révolution russe, qui représente pour lui d'abord le suprême espoir, puis une immense désillusion.
Anna AKHMATOVA devient célèbre avec la publication de "Le Rosaire". Son premier mari Nicolaï Goumiliov est fusillé en 1921. Dès 1922, elle est interdite de publication jusqu'à la guerre (période stalinienne). Pendant la guerre, elle est publiée à nouveau. Mais les persécutions reprennent de 1946 à 1958. Jdanov : "Elle est une nonne ou une putain, ou plutôt à la fois une nonne et une putain qui marie l'indécence à la prière".
"C'était le temps où les seuls à sourire
Étaient les morts, heureux d'être en paix.
Leningrad laissait traîner autour de ses prisons
On ne sait quel ruban inutile.
Rendus fous par les supplices,
Les condamnés avançaient en rangs
Et les sifflets des locomotives
Chantaient leur brève chanson d'adieu.
Des étoiles de mort brillaient dans notre ciel.
L'innocente Russie se tordait de douleur,
Sous les bottes sanglantes,
Sous les pneus des fourgons noirs."
Ossip MANDELSTAM s'attire les foudres de la Pravda avec son "Voyage en Arménie". Son poème sur Staline (novembre 1933) en fait une cible du régime. Boukharine et Pasternak plaident pour lui éviter la déportation. Il est relégué dans l'Oural à Tcherdyne pendant trois ans. Après une tentative de suicide, il est envoyé à Voronej jusqu'en 1937. De retour à Moscou, il perd son protecteur Boukharine, condamné à mort en mars 1938 (Grandes Purges). Mandelstam est aussitôt condamné pour "activités contre-révolutionnaires" à cinq ans de travaux forcés en Sibérie. Il meurt dans un camp près de Vladivostok à la fin de 1938.
"Nous vivons sans sentir sous nos pieds de pays,
Et l'on ne parle plus que dans un chuchotis,
Si jamais l'on rencontre l'ombre d'un bavard
On parle du Kremlin et du fier montagnard.
Il a les doigts épais et gras comme des vers
Et des mots d'un quintal précis comme des fers.
Quand sa moustache rit, on dirait des cafards,
Ses grosses bottes sont pareilles à des phares.
Les chefs grouillent autour de lui - la nuque frêle.
Lui, parmi ces nabots, se joue de tant de zèle.
L'un siffle, un autre miaule, un autre encore geint -
Lui seul pointe l'index, lui seul tape du poing.
Il forge des chaînes, décret après décret...
Dans les yeux, dans le front, le ventre et le portrait.
De tout supplice sa lippe se régale.
Le Géorgien a le torse martial."
Marina TSVÉTAÏÉVA vit en exil à Prague (voir l'extrait sur l'invasion de la Bohême par les Allemands). Elle vit pauvrement et isolée en région parisienne pendant dix-sept ans. Quand elle revient en Russie en 1939, son mari est fusillé. Évacuée en Tatarie pendant la guerre, elle se pend de désespoir en août 1941.
"Ils prenaient vite et ils prenaient largement :
Ils ont pris les cimes, ils ont pris les tréfonds,
Ils ont pris l'acier, ils ont pris le charbon,
Ils ont pris notre cristal et notre plomb (...)
Ils ont pris les fusils, ont pris les cartouches,
Ils ont pris l'amitié, pris le minerai...
Mais tant qu'il reste du crachat dans la bouche -
Tout le pays est armé !" (9 mai 1939).
A 23 ans, Joseph BRODSKY est condamné à cinq ans de relégation dans le Grand Nord. Ses deux premiers livres ne paraissent pas en Russie mais à New York (1965, 1970). En 1972, le pouvoir le force à émigrer. Exilé, il vit alors aux États-Unis, reçoit le prix Nobel de littérature en 1987.
"Mon sang est froid.
Froid plus mordant
que rivière jusqu'au fond gelée.
Je n'aime pas les gens.
Leur allure me déplaît.
Ils sont par leurs visages
accrochés à la vie
d'un air inébranlable.
Quelque chose dans leurs visages
est insupportable à l'esprit.
Quelque chose de flagorneur
à l'adresse d'on ne sait qui."
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Créée
le 24 févr. 2018
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