expérience de recyclage : une seule critique pour plusieurs livres.

> Ici, Hotel New Hampshire d'Irving et Le Prince des Marées de Conroy ( par la suite, on devrait pouvoir utiliser une critique pour des dizaines d'oeuvres différentes, mais commençons prudents ) <


Lire ces deux romans à la suite est une expérience troublante. Dans des styles très distincts, Irving et Conroy se débattent avec quantité de motifs propres aux romanciers américains de l'époque ( 1981 et 1986 ). On voit donc passer et repasser, monstres marins glissant sous la surface, tout un troupeau d'obsessions qui, manifestement, hantaient l'Amérique des années 80, et la hantent peut-être encore ( à vérifier ) .

...comme si on leur avait fait piocher dans un choixpeau des bouts de papiers déchirés, avec pour consigne de construire chacun un roman autour, sans regarder par dessus l'épaule du voisin.

Ce qui donne deux romans étranges - chacun ayant mêlé aux thèmes piochés une foule considérable d'autres hantises qui lui sont propres ( ou, souvent, sales ).

...un voyage intrigant pour le lecteur européen qui n'a pas le même ragout de cervelle en substrat. Manifestement, on n'a pas poussé sur le même compost.


Mais, foin de l'intro, il faut attaquer la polycritique :


Très dur de dire si c'est un bon ou mauvais livre. Parce que ce n'est pas un livre, en fait, plutôt 3 ou 4 ( bons ) romans qu'on aurait collés ensemble en y fourrant aussi quelques ( bonnes ) nouvelles pour faire bonne mesure, mais pas façon conceptuelle/collage, non, en travaillant fortement la pâte à la cuiller de bois pour intégrer de force les éléments disparates.

Il y a bien longtemps dans un restaurant taïwanais de Nanjing, ébloui par la profusion des mets, par les poissons et crustacés qu'on désigne vivants dans leur cuve, par les salades de méduses et légumes inconnus de moi ( sont-ce bien des légumes ? ), j'avais presque tout choisi ( c'est la boite qui payait ) pour le repas de remerciement en l'honneur du studio chinois, et, le cérémonial voulant que les serveurs posent tout sur la table ( ce qui correspond, somme toute, au service à la française époque Louis XIV ) sans attendre, les innombrables plats avaient commencé à arriver sous les yeux médusés et catastrophés de l'équipe, la table pleine et chaque nouveau plat poussant les précédents au risque qu'ils tombent avant qu'on ne parvienne à les manger, et sans que ça émeuve le moins du monde les serveurs, ni interrompe leur manège. Manger en Chine est toujours une expérience perturbante quand, comme moi, on n'a pas les codes.

Et bien voilà. Le roman amène ( assène ? ) les plats avant qu'on se soit habitué au goût de celui qu'on mâche encore, ils sont souvent très bons, parfois dégoûtants mais il y en a beaucoup trop et ils jurent.

On est ébahi, puis ébloui, puis vaguement nauséeux, puis on peut enlever le "vaguement" et on a envie de crier à l'auteur "arrête, arrête-là, c'est assez, tu m'as convaincu, tu m'as épaté/ému/choqué/dérouté, inutile d'en rajouter, garde le reste pour un autre livre", mais peine perdue, il continue, il s'obstine, il n'entend plus et trace sa route comme une loco qui aurait pulvérisé le butoir sans même le voir et ferait du hors-rail, zigzagant folle dans le lointain, dans les champs, à travers les arbres, coupant les ronds-points et labourant même la petite plage peu peuplée : vous voyez son panache épais qui se répand partout, persistant longuement ? C'est ça.

On passe d'un monde à un autre - pas en montage parallèle, en époques successives - avec un effet à la fois de jetlag et de mal du plongeur en remontée trop brutale. Poisson soudain tiré de l'eau, on cligne des yeux, on respire grand pour tenter de déchiffrer les odeurs de chaque nouvel air, on repense au chapitre précédent sans être sûr qu'il s'inscrit vraiment dans l'histoire tant il semble loin, improbablement apparenté au suivant.

Alors, bon ou mauvais ?

Impossible de jeter ce livre.

...il y a des choses lamentables aussi dans le tas de fumier, des facilités, de l'esbrouffe, on voudrait faire le tri mais l'auteur a fait en sorte de tout enrouler inextricablement, pas d'inventaire possible, pas de catalogue raisonné, juste quelques os inmâchables qui surnagent :

( par exemple les suites du viol présentées d'une façon très irréelle, inacceptable - quand dira-t'on aux écrivains qu'un viol ne peut pas être utilisé comme un élément de comédie, que sa présence dans une histoire la retourne comme un gant, en change le sens, ne laisse plus de place pour les astuces de scénario ? Voir Gran Torino pour cette approche inacceptable ).

Et sur le tas, voisinant avec des trucs qu'on ne peut éviter parce que tout est emberlificoté ( d'autant plus ficelé que les morceaux tenaient mal ensemble ), des moments fabuleux, des passages ahurissants, extraterrestres...

...Alors, à lire ou pas ?


- Si vous tenez à ce qu'un livre soit équilibré, sobre, concis, élégant, léger, irréprochable, ne rien risquer d'y rencontrer qui vous soulève le coeur : pas à lire.


- Si vous aimez qu'un livre soit baroque, déroutant, excessif, gargantuesque ( il y a vraiment du Rabelais dedans ), hors contrôle, écrit comme si c'était le dernier et qu'il faille tout y fourrer, désespérément ( même des choses qu'il aurait mieux valu laisser dans un tiroir ) et qui vous entraîne dans des territoires inconnus de vous, et vous fait croiser des êtres improbables : à lire.

( avertissement cependant : le lecteur risque de se sentir un peu ballonné en sortant de table )


moranc
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le 14 juil. 2023

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