On a toujours besoin d'un plus grand que soi
Ecrire sur Dostoïevski, voilà quelque chose que je n’aurais jamais cru faire il y a encore quelques années. Ces vieux volumes de l’Idiot de mes parents ou de mes oncles, depuis la bibliothèque ils me toisaient, je n’avais jamais osé les ouvrir. C’est que Dostoïevski, c’est un nom qui évoque spontanément, sans qu’on l’ait lu, la complexité, la psychologie, et même la métaphysique. Devant Dostoïevski on est censé s’incliner, car Dostoïevski est un génie, même Nietzsche le disait.
Alors oui, longtemps Dostoïevski s’est couché de bonne heur… ah non c’est pas ça (remarquez, il s’est peut-être couché de bonne heure aussi, on sait pas). Sacré Marcel, voilà qu’il vient me hanter dans mes critiques. Je disais donc. Longtemps Dostoïevski m’a impressionné. Je me figurais qu’il était au-delà de ma compréhension, ou en tout cas trop profond pour moi. Mais depuis que mon inscription sur SC, je suis très remotivé pour lire les classiques. Je me suis donc attelé à la tâche, en commençant par un Dostoïevski plus mineur, les Pauvres Gens et j’ai sauté le pas. Car d’après ce qui se dit, pour vraiment connaître Dosto, à un moment ou à un autre, il faut se lancer dans un de ses trois grands romans. Voilà pour le paragraphe mavie.com…
J’en viens à la critique. Et plutôt que d’écrire une critique comme si de rien n’était et comme s’il n’y avait pas plus de deux siècles d’analyse littéraire derrière nous, on peut essayer de tirer deux ou trois forces du roman et de le rendre moins intimidant. Il est vrai que l’entrée en matière, une rencontre dans un train, est plutôt déconcertante. On ne sait pas qui parle, on ne situe pas bien qui est qui alors qu’ils ne sont que quatre. Ne va-t-on pas vite se perdre avec les nombreux personnages , précisément réputé moins abordable que Crime et Châtiment pour ça ?
En fait, dans l’édition dont je dispose, la GF, les personnages sont présentés au début sous forme de liste, comme pour une pièce de théâtre. Et par la suite, on s’y retrouve somme toute plutôt bien. En dehors du prince Mychkine, d’Anastasia Filippovna et de Rogojine, les protagonistes se retrouvent principalement dans la famille Epantchine ou dans celle des Ivolguine.
Mais le plus surprenant quand comme moi on imagine de prime abord une histoire complexe avec des intrigues fines entre les différentes familles et des dialogues où il faut lire entre les lignes, c’est que cela n’est presque pas le cas. Les personnages n’hésitent pas à se parler franchement et quand ils le font, c’est sans sous-texte. Le récit est très dialogué, on sent l’influence du théâtre. Ces dialogues contribuent d’ailleurs à donner aux personnages une vitalité, une énergie, que j’ai rarement vu ailleurs. Le génie de Dostoïevski n’est pas tant dans la description minutieuse de la mondanité russe que dans cette énergie qu’il insuffle à ses protagonistes, dans la capacité à soutenir notre attention avec les récits enchâssés, dans les climax d’une tension presque insoutenable (soirée avec Anastasie Filippovna, discours d’Hippolyte, deuxième soirée chez les Epantchine) qui viennent conclure les événements comme autant de fin d’actes.
Et donc on se surprend à trouver tout cela étonnamment compréhensible… Il est question de mariage. On se presse autour d’Anastasie Filippovna, longtemps abusée par un propriétaire terrien, mais qui a réussit à retourner la situation en sa faveur. Sa vengeance envers son ancien tuteur et son monde est désormais à l’œuvre. Parmi les prétendants, il y a Gabriel Ivolguine, auquel on pense en premier lieu, mais il y a aussi le très troublant Parthène Rogojine, et aussi peut-être le prince, qui sait ? Un personnage central, et qui pourtant semble n’être qu’un parmi d’autres pendant un certain temps. Il n’est pas idiot au sens traditionnel du terme, mais semble surtout inadapté aux mondanités par sa franchise et sa naïveté. L’introduction nous apprend que le prince est une figure christique, ou du moins un Don Quichotte élargi aux proportions d’un saint.
Pour autant, ce n’est pas le Christ, davantage un prophète ou un saint. On retrouve d’ailleurs certaines de ses idées chez d’autres personnages, comme Hippolyte ou même Elizabeth Epantchine à la toute fin. A travers Hippolyte Terentiev, qui lors de son apparition critique le prince, j’ai eu l’impression que Dostoïevski questionnait le grand et le divin. On le sait et on le lit ailleurs dans le roman, Dosto est un fervent chrétien qui renverserait sans doute une fameuse maxime en « on a toujours besoin d’un plus grand que soi ». Pour autant, il est conscient que c’est aussi un rappel aux douloureuses inégalités entre les hommes. L’existence du prince, comme celle du Christ, est un scandale, et c’est d’ailleurs ce qui fait qu’Anastasie Filippovna s’en détourne longtemps. La question du sens de la vie demeure également sans réponse. D’où la confession d’Hippolyte, un quasi-manifeste existentialiste.
Voilà il y aurait sans doute encore bien des choses à dire j’imagine, mais au moins pour cela, on comprend aisément que cette œuvre soit si étudiée.
Alors peut-être vous demandez-vous : pourquoi pas 10 ? J’ai l’air très enthousiaste…
Eh bien, peut-être parce que je me suis parfois demandé (plus souvent dans le premier volume) si je lisais quelque chose de « réaliste ». Dieu sait que pourtant, ça m’agace de tout juger à l’aune de ce critère, mais oui je me suis demandé si tel dialogue, telle situation était naturelle. Ce n’est peut-être dû qu’à ma connaissance toute relative du roman russe. Je n’ai lu que quelques nouvelles de Tchekhov, Tolstoï et deux autres Dosto.
J’ai aussi trouvé la deuxième partie globalement un peu moins percutante que la première (alors que paradoxalement, il y a pourtant plus de climax). Mais rien de bien méchant, car malgré ces deux petits points, l’Idiot est bel et bien le chef-d’œuvre annoncé, un livre qu’on ferme à regret et capable de nous faire poser un autre regard sur la vie.