Ellul attaque fort : le marxisme serait aujourd’hui dépassé car l’aliénation économique aurait été remplacée par l’aliénation politique. Affirmation ambitieuse qui peine à convaincre : on verra poindre la faiblesse de cette idée tout au long de l’ouvrage. A mon avis, cela est dû au fait qu’Ellul cherche à reconnaître une différence essentielle entre système technicien et système économique, alors même qu’aujourd’hui, l’un ne peut exister sans l’autre.
Ellul critique notamment l’idée de dépérissement de l’État, démentie par le sort de l’URSS, dans laquelle il voit une sorte de caricature du mouvement général de l’État. Au contraire, on assisterait à la croissance et à la structuration des États (ce qui n’est pas faux à l’époque à laquelle a été écrit cet ouvrage, mais qui ne permet pas de rendre compte de la réalité actuelle, c’est-à-dire de l’État néolibéral).
Dans cet ouvrage, Ellul emploie un ton assez condescendant et surplombant (certes moins que dans Le bluff technologique), alors même qu’il propose des analyses parfois faibles et peu rigoureuses (mais il prévient, ça ne sera pas un « essai sérieux » !). Malgré tout, l’essai demeure intéressant par la pertinence et la finesse de certaines intuitions et analyses de l’auteur.
L’illusion, c’est de croire que la politique peut tout et que tous peuvent y jouer un rôle. Ellul y voit la source d’une dévalorisation des activités non politiques et surtout, de la réprobation sociale des « apolitiques » (ce qui me semble discutable aujourd’hui : n’a-t-on pas élu, en France, un président qui se présentait comme au-delà des clivages politiques donc, en somme, au-delà de la politique ? Macron n’a jamais caché qu’il serait le gestionnaire de la crise capitaliste actuelle).
Ellul observe les tensions entre politisation (dans le sens d’une extension du champ politique, donc de la sphère d’action de l’État) et dépolitisation (comme désengagement des individus). Cela n’a rien de contradictoire : plus l’État prend en charge de problèmes, moins les individus s’y intéressent à titre individuel. En effet, les individus s’en remettent de plus en plus intégralement à l’État. Or, cette démission des affaires publiques suppose une surévaluation du politique, c’est-à-dire la croyance qu’il peut régler tout problème.
En étudiant les rapports entre le nécessaire et l’éphémère, Ellul affirme qu’il n’y a politique que s’il y a un choix réel entre plusieurs solutions et une prise sur l’avenir. Or, il affirme que ces deux caractères n’existent presque plus : les dirigeants sont liés par les nécessités du système technicien. Le domaine du politique se réduit à l’actualité, c’est-à-dire à l’éphémère.
Les décisions politiques sont donc de plus en plus déterminées. En cause, l’évacuation des valeurs hors de la sphère de la décision : le citoyen comme l’homme politique n’aspirent pas à la liberté, ils préfèrent se soumettre à la nécessité (tant que l’apparence de liberté demeure…). En cause également l’asymétrie entre le centre de décision (national) et l’échelle des problèmes (mondial) : Ellul affirme que plus l’échelle des organismes croit, plus ceux-ci sont complexes, plus la nécessité qui pèse sur les possibilités de choix et décisions politiques est importante.
L’efficacité est devenue le critère de l’action politique. En conséquence, la décision politique relève aujourd’hui des techniciens, elle est soumise à leur évaluation technique. La technique conditionne les orientations politiques et les moyens pour y parvenir. C’est tout l’inverse de l’adage populaire : ce sont bien les moyens qui limitent et permettent de définir les fins.
La politique est donc réduite à l’illusion de l’action ; elle se cantonne à la sphère de l’éphémère. L’éphémère, c’est le contraire de la mémoire. En conséquence, le droit est condamné à s’aligner sur les faits de la réalité socio-économique : il doit être fluctuant, sous peine de freiner le progrès. Le droit n’a plus de durée en lui-même. Il ne fixe plus de cadre général et stabilisé : les faits sont la loi.
Dans cette sphère, la politique n’est qu’illusion de participation puisque l’actualité n’a que des spectateurs. Elle est spectaculaire mais superficielle, brève et éclatée et pourtant, elle occupe de plus en plus de temps dans la vie des individus. Cette absence de continuité rend illusoire toute compréhension du réel : il ne reste que la possibilité de réagir, la réflexion est évacuée hors de cette sphère. Difficile de parler de liberté ici.
En bref, les grandes orientations sont déterminées par la nécessité de la technique, elles relèves donc des techniciens et la politique se cantonne à des décisions superficielles et éphémères.
Avec Machiavel, l’efficacité apparaît comme loi générale du politique (aujourd’hui, l’efficacité n’est plus une valeur : c’est devenue une nécessité). Par autonomie du politique, il faut entendre l’absence de suprématie des valeurs (réduites à des prétextes). Ainsi, il est hypocrite de juger les décisions politiques sur un plan moral, alors que les fins morales ne les guident pas. Du fait de cette autonomie, la politique ne peut donc pas être une voie pour la réalisation de valeurs.
Ellul soutient que la seule différence entre une démocratie et un État autoritaire réside dans les moyens employés pour parvenir aux mêmes fins. Les régimes autoritaires ne doivent pas être vus comme des exceptions, mais comme la caricature de la norme ; il suffit de voir comment les démocraties s’approprient les moyens des régimes autoritaires.
Pour être politique, le fait doit être saisi par l’opinion publique : les problèmes politiques en disent finalement plus long sur l’opinion publique que sur les faits eux-mêmes. Ce qui caractérise le fait politique, c’est donc qu’il n’est jamais l’objet d’une expérience de première main : il est toujours le résultat d’une traduction, d’une transmission. C’est pourquoi l’information joue un rôle majeur en politique.
L’univers politique devient fictif dans le sens où il se distingue de la réalité des faits. Il est produit par l’usage collectif des mass media. Les problèmes politiques sont sécrétés à partir de la propagande, ils dépendent de la gestion de l'information. Ainsi, c’est un troisième acteur – le propagandiste, le technicien de l’information – qui a la main sur l’apparition des problèmes politiques.
L’antidote souvent proposé tient dans l’idée qu’il faut que le citoyen renforce son contrôle sur l’État. En somme, il faudrait un renforcement de la démocratie. Or, selon Ellul, cette proposition est fondée sur une vue idéaliste de l’homme et dépassée de l’État. En effet, les organes démocratiques ne servent plus qu’à avaliser des décisions d’experts et de groupes de pression : l’État n’est plus le centre de décision car il se fait progressivement absorber par l’administration. Il s’y dilue.
La bureaucratie étatique est devenue une énorme machine que personne ne peut saisir globalement donc que personne ne peut vraiment comprendre mais dans laquelle la décision doit passer pour être prise. Si elle peut en sortir intacte, elle peut aussi en sortir déformée, voire ne pas en sortir du tout. De fait, l’administration possède aujourd’hui un pouvoir de censure et de décision, lequel demeure dans l’ombre de la complexité de la machine bureaucratique.
L’administration répond uniquement à l’impératif d’efficacité : elle est étrangère aux valeurs, elle ne sert qu’à faire fonctionner l’ensemble politico-économico-social. Ainsi, elle ne prend que des décisions de nécessité, ce qui entraîne de la rigidité au changement. Face à cela, l’homme politique fait figure de façade, de représentant : il signe des centaines de décisions qu’il ne produit plus lui-même. En somme, sa décision n’en a que l’apparence mais il en endosse malgré tout la responsabilité.
L’illusion est même un faux problème : la maîtrise de l’État par la voie politique n’a plus de sens, dès lors que ce n’est plus le centre de décision. Or, la bureaucratie ne peut pas être dominée par la démocratie, qui se réduit désormais à un mécanisme d’encadrement des masses plutôt que de contrôle du pouvoir. Le politique se réduit à un spectacle qui dissimule le réel exercice du pouvoir. Celui-ci restant caché, il demeure hors du contrôle possible par la démocratie.
Une autre illusion est celle de croire que le citoyen peut participer effectivement à la vie politique. Cela pose des problèmes bien connus de compétence et de responsabilité. En outre, plus l’État se rationalise, plus il évince les vocations politiques : il ne demande qu’un arbitrage entre adhésion et contestation, dans le cadre délimité par les techniciens de l'État.
Ellul se montre particulièrement critique des groupements intermédiaires et de l’idée que l’adhésion au groupe (qu’il soit parti ou syndicat) est la seule voie de l’action politique. L’existence de ces groupes, selon lui, témoigne de la démission des individus de leur responsabilité individuelle.
Dernière illusion, celle qui consiste à croire que tous les problèmes sont politiques donc ont une solution politique. Dans un passage un peu fallacieux et simpliste, il soutient qu’en affirmant la responsabilité de tous, on parvient à l’absence de responsabilité individuelle donc de responsabilité tout court. Il nie au final l’idée même d’une responsabilité collective. L’analyse manque selon moi d’honnêteté comme de subtilité (ce n’est pas parce que des sociologues cherchent à obtenir une meilleure compréhension, par exemple, des facteurs sociaux de la criminalité qu’on aboutit à une irresponsabilité sociale ou pénale…).
Selon Ellul, les valeurs doivent avoir un sens personnel qu’elles perdent quand elles sont absorbées par la politique. La volonté accrue de prise en charge des problèmes par l’État répond à une impuissance personnelle croissante : les individus se défaussent sur l’État. Si Ellul ne fait pas l’éloge de l’apolitisme, il refuse de voir la politique comme seul moyen de régler les problèmes importants et de régler la vie en société.
Ellul critique le discours actuel sur l’adaptation. La solution réside selon lui dans la multiplication des tensions, car ce sont elles qui sont formatrices de la personne. La tension appelle à être assimilée et dépassée, contrairement à l’adaptation. Elle suppose un obstacle à surmonter, elle suppose d’éprouver l’ordre imposé, seule manière de réellement éprouver sa liberté. En bref, la tension appelle une résolution dialectique au contraire de l’adaptation.
Or, aujourd'hui, nos sociétés essentiellement unitaires, dans lesquelles les tensions sont pure apparence. Ellul soutient notamment que la tension fondatrice de la lutte des classes est en train de disparaître, même si la classe ouvrière ne sera jamais totalement absorbée par la classe bourgeoise.
Ellul défend l’idée que tout repose sur l’individu, en tant que centre de décision autonome. Sans en faire un appel à la vertu, il prône l’action individuelle au détriment de l’idée que les choses se font d’elles-mêmes, comme poussées par un cours de l’histoire inéluctable.
Force est de constater que l’homme est détruit par la croissance du politique, alors même qu’elle ne peut rien sans lui. Si on laisse faire, c’est seulement à la dictature que l’on peut aboutir car le laisser faire est la grande démission de l’homme.
Il est donc nécessaire, aujourd’hui, de remettre en cause radicalement ce qu’on entend par progrès. Cela suppose un changement profond du citoyen. En particulier, c’est la question du confort comme valeur qui se pose car Ellul y voit une source essentielle de l’indifférence politique. C’est également la notion d’efficacité et son hégémonie qu’il s’agit de remettre en cause.