Dans les premiers temps de son texte La Chambre claire, Roland Barthes constate sa difficulté à définir la photographie. Il l’explique de la manière suivante : contrairement aux autres formes d’expression, la photographie est strictement indissociable de son référent, de l’objet photographié, car son dispositif est invisible. Dépourvue du moindre signe, contrairement à la langue par exemple, la photographie ne donne à voir que l’objet qu’elle représente. Barthes en déduit que l’on peut bien plus facilement discourir sur des photographies en particulier qui nous ont affecté, que sur la photographie en général. Un tel raisonnement explique pourquoi, en voulant réfléchir sur la photographie, l’auteur s’attarde sur des photographies importantes pour lui, comme celles représentant sa propre mère. Mais il dépasse ce constat initial pour tenter en dépit des difficultés de produire un discours sémiologique – après tout, son objectif initial n’était-il pas d’énoncer l’essence de la photographie ?
C’est ce refus d’assumer complètement la subjectivité de son propos que lui reproche Xavier Guibert dans sa note de lecture de La Chambre claire publiée dans Le Monde (1). Son propre texte L’image fantôme qu’il publia un an après celui de Roland Barthes se cantonne pour sa part au premier constat : par une succession de courts chapitres qui sont autant de moments de sa vie réelle ou imaginée, Guibert ne parle que de son rapport intime à la photographie, indissociable des photographies qui l’ont marquées. Il se justifie : « l’image est l’essence du désir, et désexualiser l’image, ce serait la réduire à la théorie... » (IF, p. 89). Son ambition n’est pas seulement autobiographique, elle est bien celle de produire un discours sur la photographie. Seulement, il utilise un point de vue intimiste qui nourrit les réflexions théoriques qui lui viennent en chemin. L’évocation d’un rêve (« Le Faux ») est l’occasion de réfléchir sur le caractère mensonger d’une photographie, et par extension sur son éthique. Autre exemple : au détour d’une lecture de Voyage en Italie de Goethe, il définit la retranscription écrite d’une impression immédiate comme relevant de « l’écriture photographique ». Cette idée fait d’ailleurs écho à sa propre pratique de l’écriture, quête de l’épure et de l’immédiateté. En résulte une difficulté à rendre compte du texte : comment ne pas tomber dans la paraphrase et la description redondante pour synthétiser la pensée d’un livre qui décrit successivement des souvenirs intimes, des photographies fantasmées, des conversations et des récits s’apparentant à l’autofiction, ainsi que des réflexions sans ordre sur le rapport qu’entretient Xavier Guibert avec les images de toutes sortes, qu’elles soient des photos de famille ou qu’elles soient pornographiques ?
Cette difficulté est en fait concomitante du regard que porte Guibert sur la photographie. Celle-ci semble a priori le moyen d’expression objectif par excellence. Elle donne à voir le réel tel qu’il est, en capturant des instants de notre réalité pour les reproduire en milliers d’exemplaires toujours à l’identique. Pourtant, Guibert ne cesse de dire par différents moyens que tout nous échappe dans les processus de création et d’interprétation propres à la photographie. L’image fantôme est celle d’une série de photographies de sa mère qu’il n’a pas pu développer à cause d’un défaut de l’appareil, dont il raconte les circonstances avec force de détails. Cet échec marque pour sa mère sa résignation tragique à abandonner son corps à la vieillesse. Quand bien même Guibert aurait réussi à prendre ces photos, elles n’auraient figuré que la dernière image « parfaite et fausse, irréelle » de sa mère désormais vieille. Un peu plus loin, il décrit une promenade durant laquelle il eut l’impression fugitive d’admirer une image parfaite, celle d’enfants jouant sur la plage. Partant de sa frustration de ne pas avoir pu photographier cette image, il affirme finalement que la photographie se serait substituée au souvenir de l’émotion qu’il a ressenti. D’autres chapitres du livre en viennent à cette même conclusion : la photographie, plutôt que d’immortaliser un instant, l’artificialise et le condamne, à l’image des photos de famille qui occultent l’histoire intime des êtres qui la composent, à l’image des photos de magazine dont on retouche le moindre défaut. Alors même que le support d’une photographie est condamné à l’érosion dans « L’image cancéreuse », le sens qu’elle revête s’avilit lui aussi. À propos de la photo de N., probablement un amant de passage rencontré à Berlin-Est, Guibert prononce la sentence : « bientôt l’image ne me dira rien, et je n’aurais plus qu’à la jeter, ou la garder comme le souvenir mièvre d’une affection fallacieuse... ».
Se démarquant implicitement des définitions technicistes et sociologiques de la photographie, Guibert montre par la description de ses propres expériences à quel point il s’agit d’un objet sensible, lieu de projections confuses et passionnelles du sujet. Si une image est donc condamnée à s’épuiser simultanément au désir qu’elle suscite, sa force évocatrice n’en reste pas moins puissante. Par de multiples anecdotes (à commencer par celle qui inaugure l’œuvre, « Les lunettes à lire la pensée ») Guibert insiste sur les photographies qui ont forgé son identité sexuelle. Il ne cherche pas à retracer le parcours d’une éducation par l’image, mais à définir les affects qu’elle provoque. C’est à ce niveau que se situe par exemple la différence entre l’image projetée et l’image imprimée. Partant d’un article scientifique sur la fovéa, Guibert remarque que l’activité du regard est diluée face à une image projeté où l’on peut porter son attention à de nombreux endroits. Au contraire, une photographie imprimée focalise le regard à un endroit. « On regarde alors comme on désire, ou comme on fantasme, on ressasse ». Par un registre de subjectivité pure, l’écriture de soi, l’auteur parvient mine de rien à délimiter le mode opératoire de la photographie.
La démarche d’écriture de Guibert vient finalement en renfort des faiblesses de la photographie, elle agit comme son négatif (2). À propos des photographies de sa mère qu’il n’a pas pu développer, il affirme : « le texte [L’image fantôme] n’aurait pas été si l’image avait été prise ». Les occasions manquées de prendre une photographie, l’écrivain les comble par leur mise en récit. Les séances de photographies idéales, qu’elles aient lieu dans un amphithéâtre d’université ou dans une salle de bain, Guibert les imagine par l’écriture en laissant la liberté à des photographes de pouvoir les reconstituer. En évoquant ses photos préférées, le critique d’art explique son attrait pour la photo des jeunes collégiens d’Eton de Tony Ray-Jones par leur capacité à stimuler l’imagination et l’envie d’écrire : « sur ces têtes dignes et juvéniles, il me semblait que je pouvais monter un roman ». Par cette succession de chapitres en apparence désordonnés, Hervé Guibert prouve que l’écriture raconte et explicite là où la photographie ne peut au mieux que susciter et suggérer. L’une délivre là où l’autre renferme. Exemple entre mille, les photographies du reporter de guerre Gilles Caron ne disent rien de sa répulsion progressive pour le métier, et de sa probable reconversion s’il n’était pas disparu prématurément au Cambodge en 1970 (3). On peut tout au mieux, de ses photos de la Guerre du Biafra à celle du Vietnam, deviner un épuisement progressif des forces du photographe. En se focalisant sur l’objet qu’elle capture, une photographie élude tout ce qui entoure sa conception. Elle cache des secrets que seule l’écriture peut révéler. Cette indifférence, que Guibert appelle « le désespoir de l’image », si elle peut susciter l’imagination, ne manque pas d’être reliée à plusieurs reprises à la mort. Lorsqu’il fouille dans ses photos de famille, l’écrivain tombe sur deux dédicaces de sa mère au dos des photos indiquant des décès précoces. Il ne pouvait alors pas deviner que cette trouvaille annonce les derniers temps de son œuvre, consacrée au sida et à sa mort prochaine et prématurée qui surviendra à l’âge de 36 ans, trois ans après avoir été déclaré séropositif.
Texte écrit en 2020 dans le cadre d'un cours de master sur la photographie.
(1) Guilbard, Anne-Cécile. « Guibert après Barthes : « un refus de tout temps » », Rue Descartes, vol. 34, no. 4, 2001, pp. 71-86.
(2) À ce propos, voir l’article du numéro de la revue Roman 20-50 consacré à Hervé Guibert : Boulé, Jean-Pierre, et Arnaud Genon. « L’Image fantôme ou le négatif de la photographie », Roman 20-50, vol. 59, no. 1, 2015, pp. 41-56.
(3) Voir le documentaire de Mariano Otero « Histoire d’un regard » consacré à Gilles Caron.