Pas facile de le sortir dans les transports en commun, n’est-ce pas ? Il n’empêche qu’en dépit de sa jaquette et de ses illustrations pour le moins explicites, L’imaginaire érotique au Japon est l’un des ouvrages disponibles en Occident les moins racoleurs sur le sujet. Et des plus brillants.
Pourtant, au tout début curieux on le parcours, on le feuillette longuement et on l’on découvre que toutes les paraphilies, y compris les moins avouables, y ont droit de cité : bondage shibari, masochisme extrême, uniformes d’écolières, sadisme sexuel, émétophilie, les trop fameuses tentacules violeuses, femmes zoomorphes, sous-vêtements souillés dans des rayons de magasins, fantômes, gangs de filles gyaru, expression de la jouissance pendant un seppuku féminin, coprophilie, acrotomophilie et autres fétichismes aussi divers que riants. L’ouvrage fait presque office de somme, de dictionnaire mais c’est trompeur. Très bien segmenté, l’ouvrage aborde tous les axes et strates de tout ce qui apparaît comme déviance et le confronte à une culture séculaire.
Parce que malgré les illustrations très nombreuses et démonstratives, son sujet que l’on croit sur la corde raide du vulgaire pur, Agnès Giard connaît son sujet : correspondante d’un mensuel japonais sur le bdsm, maîtrisant parfaitement la langue de Mishima et auteur de nombreux ouvrages sur l’amour et la sexualité nippone. L’édition de Glénat est par la même occasion absolument magnifique. Édition rigide cartonnée, papier épais de bonne qualité, mise en page colorée, chatoyante et agréable à l’œil, glossaire en fin d’ouvrage complet.
Loin d’être une bête compilation d’anecdotes et visuels choc, L’imaginaire érotique au Japon relie chaque thème et chaque forme sexuelle à l’identité et la civilisation japonaises, de nature religieuse et sociale. La beauté sépulcrale des femmes fantômes s’explique aisément par le culte shinto qui a profondément influencé l’imaginaire nippon. Défier la malédiction initiale d’Izanami, tout autant reliée au shintoïsme sur le pouvoir néfaste des corps féminins permet de comprendre l’obsession de certains sur les fluides, urine, vomi et matières fécales, tabous car impurs.
Le tabou shinto, dont le champ lexical japonais imikotoba ou kegare renvoie directement au sang et à la mort, est ainsi très différent des religions révélées comme le christianisme s’appuyant sur le sang du Christ, sa mort et sa résurrection. Ainsi l’ambiguïté portée sur la fascination esthétique des entrailles et de la souffrance avec ses très nombreuses digressions sur la domination, shibari en tête mais aussi femme-objet, est éclairée avec une lumière plus sérieuse. De compilation exhaustive du glauque et de l’étrange, l’ouvrage d’Agnès Giard devient une explication froide et presque raisonnable.
Mais comme rien n’est immuable, l’auteur ne fait pas l’erreur d’essentialiser la sexualité japonaise autour de tabous immuables. Le nouveau modèle économique de l’archipel appliqué depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale change la consommation, les modes de vie, les mentalités et ainsi donc la sexualité. Nouvelles technologies révolutionnant la prostitution des maisons closes de Kyoto mais aussi gangs de fille gyaru, dominatrices et exubérantes dans leur joie de vivre. Ces (très) jeunes femmes, au look américain criard qui savent ce qu’elles veulent bousculent le Tatemae, la face qu’il n’est alors plus possible de sauver dans un style visuel aussi animal que volontairement vain. Dans une histoire sociale récente aussi mouvementée, de nouvelles esthétiques érotiques et de nouvelles pratiques apparaissent.
Très loin d’être tout public (j’insiste), L’imaginaire érotique au Japon est néanmoins une des nombreuses portes nécessaire pour essayer de décrypter les mentalités japonaises, ses déviances comme ses tabous. Une porte très dérobée mais une porte désormais accessible.