Dans ce capharnaüm qu'est la rentrée littéraire, la sortie de L'imposteur de Javier Cercas semble incongrue. Ce livre, exceptionnel, aurait mérité d'être publié à un moment moins agité, loin de cette avalanche qui ensevelit le pauvre lecteur. Javier Cercas est un auteur immense qui se nourrit du réel et de l'histoire. L'imposteur, à l'image de L'adversaire de Carrère, est un roman sans fiction mais saturé de fiction. Une enquête journalistique et une réflexion sur ce que représente la littérature. Ni plus, ni moins. Le "héros" de L'imposteur est Enric Marco (94 ans aujourd'hui), l'homme que toute l'Espagne a vénéré pendant plusieurs années : combattant du franquisme, rescapé d'un camp de concentration, président de l'Amicale de Mauthausen : un porte-parole, un symbole, une victime, un saint, une icône. Médiatisé, célébré, adoré. Jusqu'à ce jour où un modeste historien a révélé la supercherie : Enric Marco, depuis l'âge de 50 ans, avait réinventé sa vie, mentant sur (presque) toute la ligne. Javier Cercas a songé pendant des années à écrire un livre sur cet imposteur. Mais pour quoi faire ? Pour le comprendre au risque de justifier ses dires impardonnables ? Pour le sauver et lui tendre le miroir de la vérité ? Il a longtemps repoussé l'échéance mais Cercas a finalement décidé de dire tout ce qu'il savait, tout ce qu'il avait découvert, tout ce qui resterait toujours dans l'ombre. Et dans L'imposteur, l'écrivain ne cache rien : ni ses doutes, ni son dégoût ni sa fascination lors de ses 5 rencontres avec Marco. C'est fascinant et vertigineux, plus détaillé qu'un rapport d'un police. Audacieux, aussi, parce que ce n'est plus du simple procès d'un parfait mystificateur, un Picasso du mensonge, qu'il s'agit, mais de celui d'un pays entier où la démocratie s'est construite sur les vestiges d'un vaste mensonge collectif. Certes, Enric Marco est coupable de s'être attribué un faux passé mais Javier Cercas s'en prend aussi à l'industrie funèbre de la mémoire collective qu'il oppose au travail des historiens. Un terreau sur lequel l'imposture de Marco a pu se développer sans que quiconque, pendant des années, ne remette en question une histoire héroïque de toutes pièces inventées. Le livre est volontiers répétitif, il s'attarde parfois sur des anecdotes sans importance. Mais sa puissance narrative est époustouflante, son érudition également, les parallèles entre son personnage et le Don Quichotte de Cervantes, imparables. Au bout du compte, Javier Cercas a compris Enric Marco et son lecteur l'a suivi, subjugué. Il n'a pas justifié ses mensonges mais les a décortiqués, expliqués, désossés. C'est tout simplement stupéfiant et passionnant de bout en bout.