Réveillé l'autre jour avec une idée parfaitement angoissante. Réveillé, pas complètement, c'était bien le problème : encore semi-anesthésié dans la position étendue du sommeil, j'imaginais que j'aurais aussi bien pu ouvrir les yeux sur une situation sensiblement différente. Un exemple m'a simplement pris d'assaut sans que je puisse facilement en sortir, trop évident, trop proche du moment, avec le poids du corps et la torpeur pré-étirement : et si une brillante brassée de sable tombait dans l’œil au moment où je l'ouvrais ? En XXX millions d'années, ce désagrément provisoire a bien dû atteindre une foule de pauvres quidams, et sûrement pas besoin de remonter jusqu'à l'âge de pierre. L'enterré vivant n'est pas un mythe, il y a du concret derrière ces mots, des sensations, du vécu, l'histoire muette des morts violentes. Encore incapable de bouger donc, l'idée m'imprègne ce beau matin au point de susciter un désagrément physique proche de la suffocation. Il reste un paquet d'années à vivre, des catastrophes et pas mal de merdiers politico-technologiques imprévisibles, alors pourquoi pas une énorme masse de sable et de terre qui me tombe dessus, un de ces jours ? Une multitude de grains cassés qui entrent dans les yeux, la respiration qui doit cesser jusqu'à retrouver une hypothétique surface, la douleur croissante, la conscience d'être encore trop vivant, une avalanche de souvenirs inutiles, des réflexes de survie et des tactiques d'évasion qui surgissent en moins de dix secondes, et encore continuer à retenir son souffle. Ça serait mieux d'éviter mais avec les surprises on ne sait jamais, le jour venu j'aimerais savoir quoi faire. Jouer l'apprentie taupe vers la surface, mais de quel côté, droit devant ? Ou rien. Laisser s'éteindre ce surplus de conscience sous une masse de matière qui détruit le corps et le renvoie au nirvana fusionnel, à l'unité indifférenciée d'une béatitude équivalente à la mort, retomber dans le flux biotique qui se propage via la transformation en garde-manger pour une communauté locale de lombrics ragaillardis : dégustez-moi, je m'endors, prenez le relais vital ! Assez de membres broyés pour aujourd'hui, l'évanouissement libérateur se fait immédiatement attendre. Ou bien ça ne viendrait jamais. C'est ça, Beckett : connaître l'agonie perpétuelle. Être là, c'est être séparé. Beckett rompt avec l'aspiration romantique à l'unité du soi et du monde. Il dit : tant que tu vis, l'extérieur reste dehors, devant, autour, n'importe quoi mais autre chose que toi : du gris, du vide, des gens qui passent, des figures abstraites, un coin de ciel, un mur, regarder un cercle immobile pendant plus de mille ans sans pouvoir cligner des yeux et les sentir pleurer, ça gratte le cul mais tu n'as plus de mains, c'est tout simplement la vie qui continue sans fin. Avec l'éternité devant soi on s'habituerait presque à tout, alors sans l'au-delà d'un trépas consolateur, l'immortel conquiert son propre impossible : plutôt continuer que mourir, envoyez le sable, changez-moi en spermatozoïde humide ou en légume borgne, tout est possible, je suis toujours là. L'innommable est sans identité, peu importe, ça n'est pas un héros de la souffrance ou un martyr ; s'il est sommé de continuer à vivre c'est que toute fiction est bonne à vivre, même la plus effroyable. Alors ça commence comme un exercice littéraire d'apparence stupide : être obligé de parler, être obligé d'écrire, Beckett devant sa feuille ou son magnétophone pendant des heures d'acharnement stérile, en train de construire le palais de la stérilité. C'est comme Trucmuche ou Machinchose, pas un matin sans œuvres, improvisation du matin au soir, penser, parler et marcher sans cesse, à la maison ou ailleurs. Même la nuit n'est qu'un faux repos. Condition de base : rien ne va de soi, ça ne coule pas tout seul donc continue, engendre. On va voir, le livre est un test. Contre la fusion il y a une autre immanence, celle où la conscience risque d'être immortelle, celle de l'irrémédiable séparation avec le monde ; une immanence dualiste dans laquelle il s'agit de dire oui à la vie, pas à une Vie transcendant chacune de ses manifestations singulières, mais irrémédiablement oui à sa vie prosaïque, à cette vie là, celle où il est question de parcourir une infinité de fois des allées de supermarchés en quête d'aliments insipides, des trottoirs grisâtres, des salles d'attente, de parler de rien, d'être moyennement médiocre, et pourquoi pas les poumons remplis de ciment pendant les meilleures années, la peur accrochée au corps. Ah on va rigoler. Traverser ce mouroir perpétuel en immortel, ne pas attendre la mort mais la suite, encore et toujours la suite. Il y aura peut-être des illuminations.