Notes de lecture

Résumé subjectif : puisque je suis le premier sur le site à faire une critique de ce livre, je vais commencer par essayer d'en donner une image plus précise et plus personnelle que ne le fait la fiche (dans un 2nd temps je me permettrai d'élucubrer mon ressenti). Pour mieux comprendre de quoi l'on parle, il faut essayer de comprendre de qui l'on parle : Cornelius Castoriadis (que nous appellerons ici indifféremment « Coco » ou « Casto ») est un économiste, philosophe et psychanalyste français d'origine grecque, de gauche, né en 1922 et mort en 1997. Ici tout est d'importance pour sa pensée. Déjà le fait d'être grec : pour moi ça lui a permis très clairement un accès aux textes fondateurs de la philosophie occidentale (Platon, Aristote, Héraclite, etc.) bien plus profond, et un traitement de ces textes avec bien plus de familiarité (c'est-à-dire moins de déférence) que les philosophes ouest-européens qui l'ont précédé, y compris ceux qui lisaient en grec ancien dans le texte¹. Arrivé en France après des années de militantisme communiste en Grèce, il devient donc économiste à l'OCDE tout en continuant son engagement à l'extrême-gauche : là encore, le fait est significatif. Depuis sa position, il est bien obligé de constater que 1) les prévisions de la théorie économique de Marx n'ont pas eu lieu, 2) quelque prévision que ce soit aurait de toute façon échoué, du fait de la nature irrationnelle de l'économie. Notre Coco étant friand de philosophe, cela l'amène à développer ses réflexions dans la revue qu'il co-anime, Socialisme ou Barbarie. L'Institution imaginaire de la société est une « amplification interminable » (pour reprendre ses termes) d'une de ces réflexions.

Son idée de départ est somme toute assez simple, mais l'emmène sur une pente glissante et foutrement féconde : le marxisme ne pouvait que résulter en dictature totalitaire (il parle plutôt de bureaucratisme, mais c'est kif-kif), ce n'est pas une contingence du marxisme-léninisme et de ses conditions d'accès au pouvoir, c'est une conséquence directe de sa nature philosophique profonde. Pourquoi ? Parce que, comme dit plus haut, le marxisme fait l'hypothèse d'une rationalité de l'économie et même, plus généralement, de toute l'Histoire. De cette vision de l'Histoire et de son héritage hégélien, Marx affirme que le communisme est la « fin de l'Histoire », que le socialisme est la voie pour y parvenir, et que les circonstances économiques feront que cela aura lieu quoiqu'on veuille. Enfin, la pensée marxiste est, inconsciemment, un produit de l'imaginaire capitaliste, de par notamment la primordialité accordée au concept d'économie². De tous ces facteurs découle une irréfutabilité de la théorie (quasi-prophétie) qui doit avoir lieu et donc être dirigée par des sachants³, càd les bureaucrates. De là, toujours dans sa revue politique, Casto conclue que la vraie révolution et l'atteinte de l'autonomie collective (et donc individuelle) ne peuvent pas avoir de théorie, ne peuvent pas viser une fin de l'Histoire, mais doivent être une praxis, libérée de tout poids d'imaginaire hérité ou de toute vision déterministe de l'Histoire, une émancipation de nos puissances créatrices. C'est la première moitié du livre, « Marxisme et théorie révolutionnaire ».

Au fil des années, il revient sur son texte et se dit, en gros : « Ok, très bien, mais si on va jusqu'au bout ? » Ne peut-on pas dire ce qu'il a dit du marxisme de n'importe quelle philosophie/théorie ? Comment on se libère d'un imaginaire alors qu'on y baigne ? Est-ce qu'on est capable de comprendre l'Histoire sans en avoir une vision déterministe ? À vrai dire, est-ce que la pensée occidentale est capable de voir quoique ce soit comme non déterminé ? D'où des réflexions en cascades qui vont remettre à peu très tout en cause : qu'est-ce que l'être dans notre pensée occidentale ''rationnelle'', est-ce qu'on peut penser le social-historique selon ce être, est-ce qu'on peut penser le temps, comment est-ce que le langage (et ce qui le « précède », le legein) structure notre pensée et au travers notre société et notre société les structure en retour ? Etc. et de plus en plus loin. C'est la deuxième moitié du livre, « L'imaginaire social et l'institution ».


Pourquoi est-ce que j'ai lu un truc pareil : c'est une bonne question. Et à vrai dire une question que tout le monde devrait se poser quand il lit un livre de philo/socio/politique. Aussi une question que je me suis posé devant la richesse du corpus analysé par Casto (on y reviendra) et la pertinence de lire une remise en cause d'une philosophie qu'on ne connaît que vaguement. Je dois avouer qu'il y a encore 2 ans, je n'avais aucune idée de l'existence du bonhomme et qu'aujourd'hui, à l'aune de l'importance de sa réflexion, j'ai peine à croire que notre Coco ne soit pas plus connu. C'est par hasard que j'étais tombé sur une remise en avant (un up) d'un article sur Le Monde diplomatique (ils sont souvent ça avec des textes anciens assez pointus et en accès libre, ce qui est plutôt cool) : Stopper la montée de l'insignifiance. J'ai tout de suite kiffé son mélange d'exigence, de radicalité et de complexité. Et surtout il le faisait avec une clarté et un dynamisme phénoménaux (le mec nous engueule, clairement) et rares chez les penseurs d'envergure. Après une épiphanie pareille, il paraissait donc naturel de passer à son maître ouvrage ; et pourtant, les lectures de non-fiction sont loin d'être dans mes habitudes, mais je crois que j'ai passé une étape en la matière (peut-être grâce à Lévi-Strauss, dont il sera beaucoup question plus bas).


Mon avis : c'est peu dire que je n'ai pas été déçu. Qu'en attendais-je ? Une réflexion complexe et radicale, dans un style clair et direct, sur nos modes de pensées, à la croisée de la philosophie, de la politique, de l'historiographie et de l'anthropologie, et visant l'autonomie/la liberté. Toutes les cases ont été cochées à des degrés divers. La première partie du livre est vraiment brillante, presque jouissive. Le marxisme n'est certes pas mon centre d'intérêt premier mais il sert de base à une réflexion profonde sur l'Histoire, la compréhension de l'Histoire, la philosophie de l'Histoire et enfin l'être même de l'Histoire, évidemment toujours solidement attachée à la société (le social-historique), le tout sans jamais rester purement spéculatif, pour la simple et bonne raison que le marxisme a eu des effets concrets, et pas qu'un peu. Cette partie-là, certainement parce qu'elle était en premier lieu destinée aux lecteurs de la revue, est d'une clarté et d'un didactisme frappants : à vrai dire on peut même parler de rhétorique, tant Casto cherche à convaincre, à démontrer implacablement, et pas du tout à spéculer en verbiage oiseux pour un lecteur averti. Il annonce son plan, prend à partie le lecteur, explicite clairement les questions auxquelles il va répondre, répond directement à celles qu'on pourrait lui poser/opposer, donne systématiquement des exemples et ne lésine pas non plus sur les reformulations (ses fameux « ou mieux : »). La deuxième partie est plus dure. Déjà il y a une marche indéniable dans la complexité du langage utilisé, notamment avec l'introduction d'une palanquée de termes techniques (eidos, legein, teukhein, ousia, monade, noème, eccéité, déhiscence, etc.), même s'il explique assez bien qu'elle lui est nécessaire (le langage étant limité pour se critiquer lui-même) et qu'il continue de définir la plupart des termes exotiques, et pas toujours qu'à leur première utilisation. Et puis surtout ça va beaucoup plus loin, on quitte presque intégralement la politique, et on aborde des questions philosophiques fondamentales, parfois même à l'aide d'outils mathématiques. Heureusement, malgré mon maigre bagage en philo (mais pour le coup bon bagage en maths) j'ai à peu près réussi à le suivre, la plupart des auteurs-clés chez Casto s'avérant (coup de bol ou simple conséquence de leur importance dans la pensée héritée?) avoir été ceux de mon prof de philo en Terminale : Platon, Astitote, Kant, Marx, Freud. Néanmoins, deux passages m'ont nettement moins plu : 1) l'ontologie du temps, qui pour le coup (comme si c'était avant tout un problème à évacuer) fait souvent l'économie des exemples et s'avère au global nettement plus exigeante ; c'est peut-être dû à sa forme (Coco explique qu'il s'inspire d'un texte sur le Timée de Platon qu'il écrit en parallèle, et il prend pas toujours la peine de réexpliquer ce que dit ce dernier (ce dont je n'ai pas la moindre idée)), c'est peut-être dû à un désaccord entre lui et moi, ou c'est peut-être dû (justement) à la difficulté de penser le temps hors de la pensée et de l'ontologie héritée ; 2) pour aborder les bases de la psyché humaine, il est bien obligé (au vu de sa qualité de psychanalyste) de passer par la théorie freudienne : il a certes l'intelligence d'admettre (même de démontrer) d'entrée que la psychanalyse en tant que pratique sur divan ne relève pas de la science mais d'une entreprise « practico-poétique », mais il ne peut pas entièrement s'extraire d'un certain nombre d'axiomes freudiens (Moi, Surmoi, Ça, ou stade oral, stade anal, par exemple) alors que sa démarche dans les autres domaines est justement de s'extraire des axiomes, même si on peut considérer qui les voit plus comme un exemple de méthode sur l'inconscient ; c'est une question d'air du temps, des deux côtés du livre : son air du temps, celui du milieu intellectuel français des années '50 à '90, pour qui Freud et la psychanalyse étaient une figure centrale (mais n'aurait-il pas dû s'en détacher, si on le suit?, on y reviendra), et le mien, l'actuel (et le scientifique), où la psychanalyse, et les travaux de Freud en particulier, sont fortement remis en cause en tant que pseudo-science. Reste que malgré ces ''défauts'', je peux pas non plus prétendre que la seconde partie m'ait moins plus : en fait sans elle le bouquin aurait pu être une démonstration sympathoche sur le marxisme, avec elle c'est vraiment une putain de remise en cause de notre pensée. Je m'attendais pas à ce que ça aille aussi loin à vrai dire, et je me suis toujours pas remis de ce concept de magma et de sa richesse (on y reviendra aussi).

Concernant l'anthropologie, le livre s'est avéré un formidable commentaire (sans faire exprès) de ma principale lecture en la matière, La Pensée sauvage de Claude Lévi-Strauss. Je recommande fortement de lire ce dernier avant Casto, non seulement parce que Lévi-Strauss introduit des exemples et démontre des choses qui rendent presque évidentes certains points de Casto mais aussi parce que Casto démonte Claude Lévi-Strauss, le désosse sans ménagement (à l'instar du lutteur de pancrace sur les sables olympiques) et ça paraît difficile de revenir après Coco chez Cloclo. Et de fait, je dois admettre qu'il a mis le doigt sur une gêne sourde qui m'avait parcouru toute La Pensée sauvage : la sensation que tous ces dégagements de structures tournent à vide. D'une certaine manière, ce livre semble parfois surtout valoir comme un assemblage passionnant d'exemples et pour cette idée, certes brillante mais qui aurait pu tenir en une ligne : la pensée scientifique n'est rien d'autre que la pensée sauvage « cultivée ou domestiquée en vue d’obtenir un rendement. » Mais bon, c'est pas le sujet (je m'étends là-dessus en annexe).

Et au-delà de l'anthropologie, c'est l'érudition presque irréelle de Casto qui me fascine et qui fait la force de l'ouvrage, on peut presque parler de polymathie, tant ses connaissances sont étendues et profondes dans un nombre impressionnant de domaines : bien sûr la philosophie, la psychanalyse, l'anthropologie et l'Histoire, mais aussi la linguistique, les mathématiques, et la physique, sans compter que le gars lit le grec, le français, l'allemand et l'anglais dans le texte (il se permet même de corriger une traduction en allemand à un moment). Et non seulement ce qu'il dit des maths et de la physique est juste (et je dis ça avec un bagage de sciences ''dures'', on est loin de la philosophie de comptoir sur le 2nd Principe de la thermodynamique) mais il l'utilise la chose dans ses derniers avancements pour construire sa pensée. Ainsi la théorie des ensembles lui sert à comprendre et illustrer que ''notre'' logique repose entièrement sur le fait de bâtir des ensembles et des identités (identité dans le sens où tous les chiens sont égaux en tant que chiens dans l'ensemble « animaux », pour reprendre son exemple favori), la physique quantique⁴ à démontrer les limites de ''notre'' ontologie à appréhender le réel (et donc que c'est une institution sociale) ou bien sûr la relativité générale à voir que ''notre'' définition du temps n'a rien d'évidente. Et à vrai dire c'est moins qu'il utilise tous ces domaines comme exemple que le croisement de ces domaines qui exige sa démarche, comme il le dit lui-même : « La situation philosophique et scientifique présente, conséquence directe de l'activité connaissante des trois derniers quarts de siècle, requiert impérieusement une réflexion sur le mode d'être et la logique de l'organisation de ces nouveaux objets que sont les particules élémentaires et le champ cosmique, l'auto-organisation du vivant, l'inconscient ou le social-historique, qui, de façon chacun différente mais non moins certaine, mettent tous radicalement en question la logique et l'ontologie héritées. » Bémol néanmoins : même s'il en parle un peu dans l'intro, je ne sais pas dire à quel point il se rend compte et admet que sa démarche n'est pas juste exigée par les découvertes de son temps, mais permises par celles-ci (critique que j'esquissais plus haut avec la psychanalyse). Dans n'importe quel autre contexte, une telle lacune eût été bien inoffensive, mais au vu du propos du bouquin elle est plus gênante. Après pour rester sur la science (qui n'est pas du tout son propos mais un outil pour lui), je dois dire que ça m'a aidé à approfondir mon regard épistémologique : il y a trois mois encore, j'étais le genre de mec à insister pour dire que Newton a découvert l'attraction universelle. Maintenant je dirais plutôt qu'il l'a inventée.

Le mariage réussi de la radicalité et de la complexité est peut-être ce que j'ai préféré chez lui. Je crois qu'on a déjà eu l'occasion de s'en rendre compte jusqu'à présent dans sa globalité, mais ça se ressent dans ses moindres détails. On est vraiment en plein dans le juste milieu aristotélicien : pas un entre-deux mou ou un « en même temps » de jean-foutre mais un sommet, une cime entre deux abîmes. L'objet de sa quête est ardu : pouvoir tout remettre en cause sans tomber dans le relativisme ou l'idéalisme, car si tout se vaut ou rien n'existe qu'à travers nos pensées, à quoi bon faire la révolution ? Et d'une certaine manière répondre à l'impasse de Lévi-Strauss (encore lui) : « À agir chez soi, on se prive de comprendre le reste, mais à vouloir tout comprendre on renonce à rien changer. » La place centrale accordée au social y aide : on est pas des bouées perdues dans l'océan du réel qui n'y comprenons rien, on est ensemble dans cette galère et on arrive à se comprendre entre nous (« quant à l'usage ») et à vrai dire à accomplir des trucs assez dingues. Tout est orienté ainsi par ce refus des absolus, y compris et en premier lieu l'absolu du relativisme : l'Histoire n'est pas rationnelle mais elle n'est pas non plus, loin s'en faut, complètement irrationnelle (la preuve, il en parle et on le comprend !). En somme le refus d'une logique intrinsèque à l'univers et qui renvoie forcément à une métaphysique (Dieu) tout comme le refus du chaos. Et cette méthode fait particulièrement merveille quand il en vient à présenter les magmas.

Car une fois qu'on a vu que l'ontologie héritée était incapable de comprendre le social-historique ou bien les flux de représentation, il faut essayer d'avancer. Là, il propose (et souligne bien que ce n'est qu'une proposition) cette image du magma comme mode d'être. En somme, si un objet déterminé est 0D, une relation de cause à effet 1D, la logique ensembliste-identitaire un plan 2D de relations de cause à effet portant sur des objets déterminés, ici on explose toute équivalence mathématique en suggérant une forme non seulement 3D (4D avec le temps), mais indéterminée, à la topologie et aux phases mouvantes, acceptant des flux entrant et sortant ou bien des termes de production, s'infléchissant elle-même en permanence, mais finie et pensable (sinon on en parlerait pas présentement). Ou comme il le définit : « Un magma est ce dont on peut extraire (ou : dans quoi on peut construire) des organisations ensemblistes en nombre indéfini, mais qui ne peut jamais être reconstitué (idéalement) par composition ensembliste (finie ou infinie) de ces organisations. » Et je sais pas si vous voyez la finesse du truc. Encore une fois, il esquive lestement l'écueil du relativisme et l'impasse qui aurait été de nous dire « Bon bah les gars, rien n'est compréhensible, déso, rentrez chez vous ». Non, il nous dit que ni tout, ni rien n'est compréhensible, que le réel/flux de représentation se prête indéfiniment à l'intelligibilité/intellection, se prête indéfiniment à la projection de ''plans'' de logique ensembliste-identitaire, mais qui ne suffiront jamais. Indéfiniment, pas infiniment (comme il le dit très bien, l'infini est quelque chose de très bien défini) : on ne peut pas comprendre tout et n'importe quoi et n'importe comment. Cette proposition de mode d'être (et les ''êtres'' auxquels elle s'applique) est peut-être le point le plus audacieux d'un bouquin qui n'en manque pas ; je peux comprendre qu'elle interpelle un peu, moi même au début. Mais plus j'y pense, plus sa richesse et sa compatibilité non seulement avec mon vécu mais avec certaines des questions existentielles de l'art (je parle un peu en annexe) m'éblouit.

L'autonomie est peut-être mon attente qui a été le moins satisfaite. De par sa démarche, Casto se retrouve dans le même piège que Nietzsche (à un moment Zarathoustra nous sort, grosso merdo, « si vous êtes mes disciples, c'est que vous n'avez rien compris ») et il ne peut évidemment pas nous donner une recette toute faite pour devenir autonome. Je ne peux qu'adhérer à ce qu'il dit en première partie, sur la praxis révolutionnaire, qui ne peut se fonder sur aucune théorie (et donc pas la sienne) ni viser une quelconque « fin de l'Histoire », car ce serait précisément ré-aliéner l'altérité/la création. Je ne m'attendais donc pas à ce que la deuxième partie nous explique l'autonomie pour les nuls, mais tout de même au moins à ce qu'elle initie quelques pistes. Mais je crois avoir lu qu'il s'étend bien plus là-dessus dans ses écrits postérieurs, ou bien qu'il y a consacré des séminaires (forme collective qui semble plus juste dans ce contexte) : j'ai donc plus qu'à m'atteler aux Carrefours du labyrinthe. Le livre, d'une certaine manière, se termine sur une ambivalence terrifiante : notre société a à sa portée la possibilité de se libérer des institutions héritées et de libérer sa force créatrice mais elle ne pourra se libérer que passant par là, et toute révolution véritable devra être un renversement de la pensée héritée. Et putain c'est pas gagné.


Annexes

(parce que pourquoi pas )

Notes de bas de page :

1 : Par exemple, la façon dont il ne parle pas de « logos », du Logos (celui du « Au commencement était le Verbe/Logos ») mais de sa ''source'' étymologique (et cognitive), le legein, n'est pas une décoration mais un renversement complet de la valeur intellectuelle du terme.

2 : D'après Castoriadis, concept absent des autres sociétés, y compris la nôtre jusqu'à la Renaissance/Réforme, cette absence ne témoignant pas d'une immaturité de ces sociétés à voir un phénomène bien présent, mais bel et bien d'une inexistence de cet enjeu dans leurs imaginaires (et donc une inexistence tout court).

3 : Déso pour le beau terme de novlangue :P

4 : Un esprit malavisé dirait qu'il fait de la théorie des quanta une théorie des quant à.


Intertextualités (amplifications interminables) :

L'Art : Coco éclaire sans le savoir (ou plutôt sans le préciser, car il fait preuve à plusieurs reprises d'une sensibilité à l'art évidente, jusque dans sa manière de s'exprimer parfois assez poétique (« un faisceau indéfiniment embrouillé de tissus conjonctifs, faits d'étoffes différentes et pourtant homogènes, partout constellé de singularité virtuelles et évanescentes »)) certains des questionnements qui ont jalonné le domaine artistique, dont le problème a toujours été précisément de représenter le réel (même chez les abstraits, oui). Ainsi cette réflexion que j'avais eue bien avant Casto : la poésie est ce qui joue avec la langue au-delà du logos, au-delà de la raison (càd la logique ensembliste-identitaire). Et la pensée de Casto éclaire absolument ça : la poésie, ou du moins la meilleure poésie, arrive à jouer avec le poids imaginaire, avec l'évocation et l'indéfini des significations des phonèmes, des mots, des idiotismes et des topoï pour cerner les magmas irréductibles que sont nos existences et notre monde ; par ces aspects, la poésie touche/approche un mode d'être plus proche du magma, inaccessible pour le logos, par la logique ensembliste-identitaire.

Jean-Luc Godard et le cinéma : Déjà le fait que la logique (ensembliste-identitaire) soit incapable d'assécher le réel et en particulier les sentiments d'un Autre, que tout ne soit pas déterminé et encore moins déterminable, est pour moi (interprétation très personnelle) le sujet principal du Mépris. Mais ça va bien au-delà de ça, ces réflexions sur la Parole/logos/langage et leurs limites à appréhender totalement le réel (et ici en particulier l'Autre) sont au cœur de l'œuvre de Godard, dont le sujet central reste l'incommunicabilité. Et je repense à cette phrase qu'il cite dans Le Livre d'images : « Il me faut une année pour faire l'histoire d'une minute, il me faut une vie pour faire l'histoire d'une heure, il me faut une éternité pour faire l'histoire d'un jour. » ; évidemment ('fin dans le contexte c'est évident) ce que JLG entend ici par « faire l'histoire » c'est bien par l'exercice du logos et en opposition à l'image (le cinéma). Car, dans son mode d'être, un flux d'images (le cinéma) se rapproche là encore d'un magma, et donc de la ''réalité'' (une image de cinéma n'étant bien sûr qu'un aspect de ce que Casto appelle ''image'', qui est bien plus vaste). Et à ma connaissance, Godard est le seul cinéaste (hors vidéaste) à avoir vraiment, non seulement appréhendé, mais mis au cœur de son œuvre cet aspect de l'image, et sa possibilité de capter, sa proximité ontologique avec notre flux de représentation (ce que Bazin avait entraperçu, mais en l'appelant encore le ''réel''). D'autres cinéastes-poètes (Tarkovski) ont pu s'en approcher, mais par des voies trop différentes pour s'en rendre compte. Pour revenir à Bazin, on remarque aussi qu'il avait vu que ce qu'il y a de plus réaliste dans le néo-réalisme n'est pas le fait de s'intéresser à la vie quotidienne ou aux petites gens, mais la contingence scénaristique, le refus du déterminisme, là où l'ontologie héritée impose sa façon de voir à l'art du récit.

Enfin, sa réflexion sur l'Histoire, sa non-rationalité et l'incapacité de l'ontologie héritée à l'appréhender m'a forcément fait penser à un de mes livres préférés, L'Éducation sentimentale de Flaubert, qui parle (sans l'expliciter) de cette compréhension incomplète de l'Histoire en mouvement et des conséquences (néfastes) de l'incapacité même de la société à admettre cette incompréhension, ou évidemment au refus ostensible de la conclusion de Flaubert.


Lévi-Strauss : quant à la pensée scientifique qui est la pensée sauvage « cultivée à des fins de rendements », l'idée est géniale non seulement dans ce qu'elle souligne de commun à toutes les pensées humaines mais aussi dans le lien qu'elle fait entre le développement de la pensée scientifique et du capitalisme (via la figure de l'ingénieur). Malgré cela, Lévi-Strauss garde une estime/une place de choix pour la pensée scientifique, et d'ailleurs ne peut pas ne pas le faire, puisqu'il se considère lui-même et sa démarche comme scientifiques. Quant aux apports de Lévi-Strauss pour lire Casto, ils sont particulièrement frappants quand Coco nous parle du legein et du teukhein (par exemple la taxonomie) : non seulement le lecteur de La Pensée sauvage sait qu'il s'agit d'institutions sociales, mais il sait que l'étayage de ces schèmes sur le réel (sur la nature dans notre exemple) est somme toute assez limité (deux sociétés dans le même milieu peuvent avoir des zoologies complètement différentes) et ne dit encore rien des significations qu'ils induisent pour les sociétés (par exemple le totémisme qui, de la même zoologie, tire un nombre incalculable de variations).


Nietzsche : notre vrai-faux Zarathoustra m'a semblé étonnamment absent des réfs de Casto. Pourtant, chez les deux y a une remise en cause profonde de toute la philosophie occidentale depuis les grecs pour que l'humain accède à un état supérieur de liberté et d'être, et ce sans passer par des théories ou des dogmes (ce qui serait le contraire même de la démarche) mais par une action/praxis continue, sans autre préjugé que le rejet du préjugé. Je dirais pas que c'est juste un oubli ou une incompatibilité de Nietzsche avec le bagage politico-philosophique de Casto, mais Nietzsche verse quand même plutôt dans un genre de philo-poétique (dont l'apport ici serait limité) et aussi, il remet en cause les valeurs mais pas tellement la pensée/mode de pensée.


Je lui trouve aussi, avec le recul, un certain rapprochement avec la philo-poésie de Paul Valéry (« L'homme a inventé le pouvoir des choses absentes – par quoi il s'est rendu « puissant et misérable » ; mais, enfin ce n'est que par elles qu'il est homme. » (Tel quel) => les choses absentes et les choses présentes étant, chez Casto, cimentées par et dans l'imaginaire). Après quelques recherches, Valéry se rattache semble-t-il au courant plus large du « constructivisme », que Casto balaye un peu légèrement en fin d'ouvrage. N'empêche, sa description des représentations de l'inconscient (et de nos accès à celles-ci, comme les rêves) m'ont tout de suite fait penser aux résumés de rêves de Valéry dans Tel quel, qui à l'époque m'avaient justement marqué comme bien plus proches du vécu, de l'expérience ''réelle'' du rêve, que tout ce que la littérature ou le cinéma ont l'habitude de donner.

  • Extraits : « Une grosse lampe, couleur de perle et de rêve, émet une lueur ou une musique toute suave. La lumière qui croît, ou l'harmonie qui s'enfle et se divise, éclaire ou crée peu à peu le spectacle. On découvre Imus assis devant une table. On le voit ou On est lui. Mieux, on le distingue, plus on est lui. […] On ne voit point son visage connu, qui demeure détourné, chose abstraite ; et le sourire qu'on sait qu'elle a existe dans toute la salle vague, à la manière d'un parfum. »
  • À la suite de cette description de rêve, Valéry lui-même commente d'ailleurs la nature parfaitement ambivalente des rêves : « Je crois que nous ne pouvons absolument pas nous représenter toute l'insignifiance essentielle des rêves, leur incohérence constitutive [NB : pour Casto ce lien fautif entre insignifiance et incohérence serait typique de la pensée héritée, mais le pauvre Valéry n'y peut rien]. […] Le mot : On, que j'ai dû employer tient lieu d'un sujet indistinct, à la fois spectateur, auteur, auditeur, acteur, en qui le voir et le être vu, l'agir et le subir, sont réunis et même curieusement composés. Notre langage répugne à l'expression de ces possibilités psychiques si éloignées de nos habitudes de pensée utile. Mais peut-être trouverait-on, dans quelque dialecte de tribu australienne ou algonquine, des termes et des formes plus variés, plus complexes, plus généraux, – et en somme plus savants que les nôtres, – pour traduire avec une approximation plus satisfaisante les informes et les inhumains phénomènes du rêve. » => Cela revient précisément à l'incapacité du legein occidental (mais sûrement de tout legein) à décrire la représentation, et a fortiori celle de l'inconscient, que décrit notre Coco Casto.

Citations :

(contrairement à ma liste, aucun tri ici)

« Il n'existe pas de lieu et de point de vue extérieur à l'histoire et à la société, ou ''logiquement antérieur'' à celles-ci, où l'on pourrait se tenir pour en faire la théorie – pour les inspecter, les contempler, affirmer la nécessité déterminée de leur être-ainsi, les ''constituer'', les réfléchir ou les refléter dans leur totalité. Toute pensée de la société et de l'histoire appartient elle-même à la société et à l'histoire. »

« Lorsqu'on parle de l'histoire, qui parle ? C'est quelqu'un d'une époque, d'une société, d'une classe donnée – bref, c'est un être historique. Or cela même, qui fonde la possibilité d'une connaissance histoire (car seul un être historique peut avoir une expérience de l'histoire et en parler), interdit que cette connaissance puisse jamais acquérir le statut d'un savoir achevé et transparent – puisqu'elle est elle-même, dans son essence, un phénomène historique qui demande à être saisi et interprété comme tel. »

« Ces événements, ce sont eux qui nous ont appris ce qu'est un événement, et la rationalité que nous y trouvons après coup ne nous surprend que parce que nous avons oublié que nous l'en avions tout d'abord extraite. »

« La nécessaire double illusion de la théorie fermée est que le monde est déjà fait depuis toujours, et qu'il est possédable par la pensée. Mais l'idée centrale de la révolution, c'est que l'humanité a devant elle un vrai avenir, et que cet avenir n'est pas simplement à penser, mais à faire. »

« Faire, faire un livre, un enfant, une révolution, faire tout court, c'est se projeter dans une situation à venir qui s'ouvre de tous les côtés vers l'inconnu, que l'on ne peut donc pas posséder d'avance en pensée, mais que l'on doit obligatoirement supposer comme définie pour ce qui importe quant aux décisions actuelles. Un faire lucide est celui qui ne s'aliène pas à l'image déjà acquise de la situation à venir, qui la modifie au fur et à mesure, qui ne confond pas intention et réalité, souhaitable et probable, qui se ne perd pas en conjectures et spéculations quant aux aspects du futur qui n'importent pas pour ce qui est à faire maintenant ou quant auxquels on ne peut rien ; mais qui ne renonce pas non plus à cette image, car alors non seulement "il ne sait pas où il va", mais il ne sait même plus où il veut aller (c'est pour cela que la devise de tout réformisme, "le but n'est rien, le mouvement est tout", est absurde : tout mouvement est mouvement vers ; autre chose si, comme il n'y a pas de buts préassignés dans l'histoire, toutes les définitions du but s'avèrent successivement provisoires). »

« L'homme est un animal inconsciemment philosophique, qui s'est posé les questions de la philosophie dans les faits longtemps avant que la philosophie n'existe comme réflexion explicite ; et il est un animal poétique, qui a fourni dans l'imaginaire des réponses à ces questions. »

« L'ethnologue qui a tellement bien assimilé la vue du monde des Bororos qu'il ne peut plus voir le monde qu'à leur façon, n'est plus un ethnologue, c'est un Bororo – et les Bororos ne sont pas des ethnologues. »

« Les points d'une ligne ne sont pas autres ; ils sont différents moyennant ce qu'ils ne sont pas – leur place. »

« La preuve de l'existence de Dieu, pour une société donnée, est l'existence, dans son langage, du mot "Dieu". »

« Les bouleversement successifs que l'on repère dans le "savoir rationnel" des sociétés que l'on peut connaître ont toujours été conditionnés par des bouleversements de la représentation imaginaire globale du monde (et de la nature et des fins du savoir lui-même) – dont le dernier en date, survenu en Occident il y a quelques siècles, a créé cette représentation imaginaire particulière, d'après laquelle tout ce qui est est ''rationnel'' (et en particulier mathématisable), ce qu'il y a à savoir est en droit exhaustible, et la fin du savoir est la maîtrise et la possession de la nature. »

« L'évolution ultérieure, constatable du sujet est, à partir d'un point de rupture, histoire d'une série de créations de représentations comme différenciées et différentes, d'un flux représentatif/affectif/intentionnel qui ne cessera qu'avec la mort du sujet, qui se déroule à coups de bouleversements successifs et de remaniements en profondeur de l'organisation psychique, dont le sujet ''mûr'' incarne aussi les dépôts stratifiés et intercommunicants – et qui est essentiellement histoire de la socialisation de la psyché, autrement dit de la création, par le teukhein et le faire des autres, d'un individu social. » (putain c'te phrase)

« Mais ce qui, à travers le "modèle identificatoire", est investi est quand même aussi toujours une "image" de l'individu pour lui-même, médiatisée par l'"image" qu'il se représente fournir aux autres. »

« Les représentations d'un individu à tout instant, et le long de sa vie – ou mieux : le flux représentatif (-affectif-intentionnel) qu'un individu est –, sont d'abord et avant tout un magma. Elles ne sont pas un ensemble d'éléments définis et distincts et pourtant elles ne sont absolument pas pur et simple chaos. On peut en extraire ou y repérer telle représentation – mais cette opération est visiblement, par rapport à la chose même, transitoire (et même essentiellement pragmatique et utilitaire), et son résultat, comme tel, n'est ni vrai ni faux, ni correct ni incorrect. Il fait être – par le moyen du legein – un fragment, aspect, moment, du flux représentatif comme provisoirement séparé du reste, quant à… et à telle fin et, pour ce faire, le fixe généralement sur tel terme du langage. »

« Dire que tout se prête à la logique ensembliste-identitaire et à ses déterminations – logique et déterminations du legein – à partir du moment où il peut être dit est une tautologie – la tautologie dont la plus grande partie de l'histoire de la philosophie est l'interminable et très riche, et très féconde élaboration. »

« Mais la représentation n'est pas un tableau accroché à l'intérieur du sujet et assorti de divers trompe-l'œil, ou bien un immense trompe-l'œil ; elle n'est pas mauvaise photographie du "spectacle du monde" que le sujet serre sur son cœur et ne peut jamais égarer. La représentation est la présentation perpétuelle, le flux incessant dans et par lequel quoi que ce soit se donne. Elle n'appartient pas au sujet, elle est, pour commencer, le sujet. »

« Grand est le courage du philosophe, du sociologue ou du biologiste – il nous a été refusé – qui affirme l'identité de la perception de la chose, en tant que perception de la chose, pour un homme pour qui rien n'existe qui ne soit habité, animé, intentionné et pour un autre pour qui les choses sont la plupart du temps et surtout instruments inertes, objets de sa possession ou moyens d'exister aux yeux d'autrui ; ou qui croit disposer de moyen de séparer rigoureusement un noyau de relations de l'homme à la chose et au monde, toujours pareil à lui-même, et des arborescences "imaginaires" (ce qui ici ne peut signifier que de part en part fictives) qui l'entoureraient dans telle ou telle culture. »

« Il n'y aurait aucune question du monde comme monde commun, et aucune question tout court, s'il n'y avait pas une indéfinité de mondes privés. »

(bravo au lecteur qui est arrivé jusqu'au bout de cette logorrhée !)

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le 4 déc. 2023

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