Un premier roman décalé pour une allégorie grinçante de la société américaine

Après le succès et les deux prix Pulitzer venus récompenser Underground Railroad, Nickel Boys et Harlem Shuffle, Albin Michel édite une traduction entièrement révisée du premier roman de Colson Whitehead, une œuvre dont l’audacieuse originalité n’a d’égale que l’humour corrosif avec lequel l’écrivain noir américain file la métaphore d’Etats-Unis à deux vitesses, l’une noire, l’autre blanche, quand il s’agit d’ascenseur social.


Dans cette ville sans nom, mais qui, exactement comme New York dans les années cinquante, se distingue par sa course à la verticalité, deux écoles – dont on comprend bientôt que l’une symbolise la société blanche traditionnelle et l’autre le monde des Noirs, jusqu’ici invisible et subalterne, qui réussit néanmoins quelquefois, à travers ses individus les plus batailleurs, à percer socialement – se disputent l’entretien des ascenseurs municipaux. Alors que, comme il est d’usage, les empiristes s’astreignent à de minutieuses révisions techniques, les intuitionnistes se sont inexplicablement mis à les battre en brèche grâce à leur capacité à ressentir l’état de la machine sans même la démonter. « Quand on voit les empiristes courber l’échine pour déceler des indices sur un treuil de levage ou relever des marques d’oxydation sur une poulie de câble de compensation… Que d’efforts doivent-ils fournir ! Alors que les intuitionnistes, eux, s’en sortent sans rien faire. Quelle bande de fainéants. Voici quelques-uns des surnoms dont les empiristes affublent leurs collègues hérétiques : gourous, vaudous, sorciers, Houdini, autant de termes empruntés à la terminologie de l’exotisme noir, de ce qui est à la fois étranger et inquiétant. »


L’une de ces dérangeantes intuitionnistes est Lila Mae Watson, la première femme noire, dont en l’occurrence personne n’avait remarqué le travail acharné depuis le placard à balais qui lui servait de chambre d’étudiante, à avoir décroché un poste d’inspectrice des ascenseurs de la ville. Mais voilà qu’au lendemain de l’un de ses contrôles, un ascenseur chute en pleine visite d’un bâtiment par des notables. Accident ou sabotage ? Déjà désignée coupable par la vindicte médiatique, Lila Mae va devoir se cacher pour mener l’enquête elle-même, mettant au jour un furieux combat au sein de l’industrie de l’ascenseur. Le bruit courant que James Fulton, fondateur de la démarche intuitionniste, aurait créé un ascenseur parfait et révolutionnaire, tous les moyens sont bons, entre politiciens corrompus, mafieux et tueurs à la petite semaine, pour s’emparer au plus vite de l’invention.


Absurde jusqu’à ce qu’en se dévoile la portée métaphorique, le roman a de quoi déconcerter malgré les aspects plus classiques de son versant policier. Oscillant entre amusement et perplexité, le lecteur devra accepter de lâcher prise pour se laisser emporter, impressionné quoi qu’il arrive par la maîtrise de ce récit à double fond qui, avec une ironie mordante et un pittoresque invraisemblable, réussit à mêler des ingrédients aussi composites que les détails techniques des différents modèles d’ascenseur, un suspense policier dévoilant les peu ragoûtantes mécaniques d’une société américaine fondée sur la compétition et la violence, et une allégorie grinçante du combat des Noirs américains pour s’y faire une place malgré un suprémacisme blanc généralisé.

Un premier roman décalé d’une puissance et d’une originalité folles, qui se plaît, avec beaucoup de dérision, à déstabiliser son lecteur.


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Cannetille
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le 10 janv. 2024

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