Les royaumes de Yah.
L'invasion divine , ou Valis regained en sa langue originale , est le second tome de la quadrilogie que l'on connait sous le nom de Trilogie divine , une oeuvre étendue , composition finale du...
le 29 mars 2017
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(Moins encore que d’habitude, ce qui suit aurait vocation à être « une critique ». Il s’agit de quelques pistes de réflexion mises en branle chez le rédacteur à la lecture de cet immense chef-d’œuvre qu’est L’Invasion divine, dont la profondeur ne saurait être entièrement sondée, ni la vérité épuisée.)
Reprenant la géniale intuition qu’il se proposait de développer dans SIVA, Philip K. Dick nous donne à voir dans ce roman métaphysique par excellence, certes une réalité truquée (cela, comme dans la plupart, sinon la totalité, de ses livres) une réalité qui n’est « pas la réalité » [p. 350] et n’a qu’une « apparence de normalité » [p. 388], et dont les tyranniques gouvernants ne sont malgré eux que des « fantômes » [p. 350] ; mais aussi, et c’est la particularité des derniers textes de Dick, une réalité dont toute trace de bonté a physiquement disparu, Dieu lui-même ayant été chassé de la Terre. Si bien qu’il y a, depuis cette débâcle, « une zone qui entoure la Terre. Une zone maléfique. Elle [empêche Dieu] d’approcher. » [p. 355] Il ne reste plus au Créateur, lui qui « peut être vaincu, mais seulement un certain temps » [p. 357], qu’à passer en « contrebande, […] en fraude » [p. 366], et pour accomplir cet exploit, à ne plus être tout à fait lui-même ou plutôt – car étant l’Être, il ne saurait cesser d’être celui qu’il est – à l’être de façon différente, en devenant volontairement amnésique. Conçu par la vierge Rybys Romney hors du système solaire, transporté sur Terre dans son ventre, incarné dans le petit Emmanuel, ignorant, comme le Christ de Kazantzakis et Scorsese, son identité qu’il lui faudra redécouvrir, le voilà infiltré et camouflé sous les apparences du monde, monde contrôlé par Bélial. Le voilà sur le point de phagocyter le mal pour le dévorer de l’intérieur, la forteresse étant celle du diable et l’envahisseur Dieu soi-même, à rebours de tout ce qui se conçoit habituellement. La forteresse du Malin est encore cette « Prison de Fer Noir » [p. 430] qu’on voyait dans SIVA (1), où sont incarcérés à leur insu tous les humains : « Du métal qui les enferme et du métal dans leur sang : c’est un monde métallique. » [ibid.] L’enjeu de ce roman et de cette invasion n’est pas la victoire du bien ou du mal ni de l’empathie sur l’apathie, mais l’existence elle-même car, Dieu étant celui qui fait être, s’il perd, c’est le retour au néant. Comme il le dit lui-même : « […] sans moi il n’y a rien, pas même Bélial, que j’ai créé. » [p. 446] Chacun devra choisir son camp dans la dernière bataille, et il n’y a pas à opter entre la liberté ou l’esclavage, mais entre être ou ne pas être.
Mais, comme aussi le Christ de Kazantzakis et Scorsese, Emmanuel est soumis à une dernière tentation, qui se présente à lui sous l’apparence de deux voies tout aussi mauvaises l’une que l’autre : être le Dieu vengeur et terrible qui châtie le mal, le juge impitoyable qui n’a pas la charité et détruit tous ceux qui se sont asservis à Bélial, occupé à « susciter le feu qui brûle et qui calcine » [p. 444] ; ou bien offrir aux hommes un monde idéal, un monde de rêve où les lois du diable n’ont pas cours, mais qui apparaît pernicieux sitôt qu’on y regarde de plus près, car : « C’est un enchantement, songea-t-il. Attention ! » [p. 457, l’auteur souligne] De fait, un tel monde où la divinité peut « annuler les erreurs historiques » [p. 475] ne laisse pas de place au libre-arbitre, comme Emmanuel le dit à la fée Zina qui l’incite à choisir cette voie : « Ton monde est un caprice. » [p. 476] Et les habitants de ce rêve s’en rendent compte, qui ont l’impression « que quelque chose nous impose nos souvenirs, nos visions et nos pensées » [p. 482], comme s’ils fussent « à la merci d’une espèce de fantasme » [p. 483]. Tâche à Dieu de trouver la troisième voie, ce qui ne se peut que s’il redevient lui-même, s’il recouvre la mémoire et se déclare au grand jour comme l’Être même (cf. Exode, 3, 14 : « Je Suis celui qui Suis. »), autrement dit celui qui fait être : « Tel est le pouvoir que je détiens […] le plus précieux de tous les dons : la réalité. » [p. 473] Ainsi seulement pourra-t-il renoncer à être le Dieu vengeur sans pour autant plonger l’humanité dans un rêve, car le rêve deviendra l’éveil : « Je vais en faire mon monde, petit à petit. Mais il faut que les gens se souviennent. » [p. 505, l’auteur souligne] Il le faut en effet, car la vérité est l’être même de Dieu, elle est donc tout simplement l’être, aussi les hommes devront-ils se souvenir qu’ils ont vécu dans une autre réalité, plus sombre que la nouvelle, bien que cette nouvelle soit désormais réelle comme le fut celle qui n’est plus. Dieu s’est départit de sa colère et a ôté au rêve son irréalité ; il a fait advenir à la place l’amour et la vérité.
Pourtant, et ce malgré la réunion de la réalité et de la charité, malgré le fait que Dieu le tout-puissant ait retrouvé sa fantaisie, son amour du jeu et de la danse (puisqu’il est comme l’enfant auquel le Christ appelle les hommes à ressembler, l’enfant de Nietzsche qui seul peut créer de la nouveauté et donc vaincre le grand dragon, bien que Nietzsche ignore ou fasse semblant d’ignorer qu’il ne prêche rien que le Christ n’ait déjà prêché), malgré cela donc, la réalité implique, quoi qu’il en soit, la possibilité du mal. C’est pourquoi Bélial, sitôt qu’Emmanuel libère des chaînes du rêve l’humanité et les autres animaux du Jardin, revient en force, mêmement désentravé, et prolifère à nouveau dans le monde. Pour sauver l’humanité, Dieu doit composer avec le libre-arbitre et, donc, accepter que Satan se rebelle. Toute bataille semble infinie et les événements se répètent encore et encore, toujours les mêmes, « tout a été dit depuis des siècles et tout est arrivé il y a des siècles. » [p. 543] Mais Dieu a la charité et l’amour du jeu, et sa troisième voie introduit quelque chose de nouveau, d’inédit et d’inouï : le défenseur de l’homme, pendant de l’accusateur Bélial. Cet Esprit Saint a pour tâche de sauver chaque homme en particulier : « La bataille est livrée individuellement pour chaque âme » [p. 554]. Il protège les faibles du fort parmi les forts, du démon qui les veut torturer et pervertir.
Mais ce démon aussi, Dieu l’aime. La rébellion de Lucifer, au commencement des temps, est précisément ce qui avait entraîné la terrible colère de Dieu, lui faisant oublier la charité et se tourner vers la justice sans amour. Car quand l’étoile du matin, Lucifer, est devenue Bélial et a chu des cieux, elle n’a pas entraîné que le monde dans son sillon, mais aussi Dieu qui l’aimait : « Une part de mon être est tombée avec elle, et je suis maintenant cet être qui a connu la chute. » [p. 432] Si bien que, chose inconcevable : « Il y a eu une rupture dans l’essence divine. […] La Divinité a perdu le contact avec une partie d’elle-même. » [p. 453, l’auteur souligne] Le Dieu de colère avait perdu contact avec le Dieu d’amour. Raison pour laquelle Rybys, la femme pauvre, trouvait si difficile de servir Dieu et haïssait la vie à cause des épreuves qu’il lui imposait. Au sujet de Rybys, le bourgeois Herbert Asher remarquait en pensée : « […] tu me détestes comme tu détestes le médicament, comme tu détestes [les médecins] et ta maladie ; tu n’es que haine, envers tout ce qu’il y a sous ces deux soleils. » [p. 325] Et elle-même d’avouer plus tard : « Servir Dieu semble vouloir dire vomir et se faire une injection chaque jour. […] Je n’ai ni foi ni espérance et il n’a pas d’amour, seulement la puissance. » [pp. 359-360] Elle était entraînée dans le désespoir et le blasphème par la toute-puissance d’un Dieu incapable de faire montre d’empathie depuis la chute de son ange préféré. (Mais peut-on alors parler de blasphème, si la colère du pauvre est justifiée ?)
Or Dieu, donc, est de nouveau un, a recouvré la mémoire et, avec elle, sa partie d’amour qu’il avait perdue lors de la chute de Lucifer. Mais ce Satan, lui qui fut l’étoile brillante du matin et le plus beau de tous les anges de Dieu, Dieu le sauvera-t-il de lui-même ? Car Dieu avait pu sauver Herbert Asher, le bourgeois qui, bien qu’exilé loin du système solaire sur une planète hostile, fuyait le côtoiement de ses camarades d’infortune : « Un contact avec un autre être humain. D’instinct Herb Asher se recroquevilla. Oh ! merde, se dit-il. Il tremblait. Non, pensa-t-il. / Par pitié, non. » [p. 310] Toute intrusion dans sa routine lui paraissait injuste. Et même l’appel de Dieu lui était pénible : « C’est une interférence dans ma vie. » [p. 330] Quand à Rybys, la femme pauvre, sa plus proche voisine dont il était le voisin le plus proche, loin de l’aimer comme lui-même, « il éprouva un soulagement irrésistible à la perspective de la voir partir. Il serait délivré, au moins pour un temps, du fardeau de sa présence. Et s’il avait de la chance, peut-être cette délivrance serait-elle permanente. » [p. 332, je souligne] La mort de la jeune femme représentait un événement si lointain pour lui ! la tragédie étant qu’il ne percevait toute tragédie qu’à l’aune de son propre confort, bien qu’il ne soit ni riche ni important, mais au contraire un rebut de la société. Car Dick s’inscrit dans la tradition chrétienne pour qui la bourgeoisie n’est pas une situation sociale déterminée par des possessions matérielles et des relations, mais un état d’esprit allant à l’encontre de la vertu théologale de charité, la plus importante des trois vertus chrétiennes : un exilé sans le sou peut être un bourgeois et donc l’ennemi de Dieu. Tel était Herbert Asher avant qu’il ne soit sauvé, déplorant l’insistance des faibles à appeler les forts à l’aide, honteux de son refus à leur prêter assistance et donc en colère contre eux, mais rassuré, au fond, de leur faiblesse : car bien que cette faiblesse soit aussi leur force, à eux qui n’ont rien à présenter sinon leur dénuement qui oblige les forts à choisir entre la compassion (et le salut) ou la colère (et la damnation), elle n’en est pas moins une faiblesse, et ils ne peuvent résister à la force et finissent par périr. Or donc, Dieu était parvenu à extirper Herbert des griffes de son indifférence, lui disant : « Il n’est pas trop tard. Si tu te dépêches, tu peux arriver à temps. » [p. 334], comme il avait parlé jadis aux ouvriers de la onzième heure (cf. Matthieu, 20, 1-16).
Mais que peut-il face à celui qui ne veut pas être sauvé ? Dom Juan lui résista jusqu’à la mort. Ainsi de Satan, mais Satan est immortel. Néanmoins, le Saint-Esprit de Dick garde espoir qui, pour sauver Herbert, n’a pas hésité, manifestation de l’amour de Dieu, à répéter le sacrifice du Christ, puisqu’« il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis […] Elle (2) est morte elle-même pendant un instant […] » [p. 558] Que ne pourrait un tel amour, capable de se jeter dans la mort pour sauver ceux qu’il aime et, étant la substance même de la vie, de ressusciter ensuite ? La victoire de Dieu sur le mal est sûre ; quant à la rédemption du mal lui-même, le retour à la Vie du grand prince déchu… oui, Dick a l’audace de le suggérer, il est permis d’espérer que soient un jour peut-être rassemblés « les fragments brisés de ce qui avait été jadis la lumière. » [p. 562]
(Critique rédigée à la deuxième lecture du roman, le 19 avril 2020.)
NOTES
(1) Bien que l’existence de cette prison ait été révélée à Dick en 1974 au cours d’une théophanie, il en avait toujours pressenti l’existence : on peut en trouver la trace dans son obsession des androïdes, sa peur que les hommes puissent à tout moment devenir apathiques, remplacés et singés par de froides machines métalliques. Comme si l’on était prisonniers d’un rêve que nous ne contrôlions pas, parce que nous ne sommes pas le rêveur.
(2) Comme la ruah des Hébreux, l’Esprit Saint de Philip K. Dick est féminin.
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Créée
le 17 mai 2022
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Comme toujours chez Dick, je suis partagé. Ses livres sont géniaux mais assez difficile d'accès et je m'y perd parfois.
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