Après la lecture de ce premier roman de Paul Aster, je me rappelle des théories étranges d'un juif italien du XIXème siècle, Samuel David Luzzato, qui avait tenté d'ériger des différences intellectuelles entre la philosophie grecque et la philosophie juive, étant entendu que ces dernières s'étaient rencontrées, voire fondues l'une dans l'autre au fur et à mesure des siècles. L'atticisme occidental se caractériserait selon lui par l'amour de la rationalité catégorique, de la science, des arts, de la grandeur, de l'ordre et de la morale. A l'inverse, l'abrahamisme juif se focaliserait davantage sur l'émotion, le cœur et l'altruisme, très éloignée des grandes constructions intellectuelles et architecturales des Occidentaux, comme s'il s'agissait d'une pensée d'intérieur et d'intimité. Luzzato estimait d'ailleurs qu'il ne pouvait exister d'Occident sans cet attachement chrétien au sentiment propre, une sorte de protection face à l'effrayante inhumanité de l'ordre collectif gréco-romain. Pour faire plus simple, la philosophie juive aurait une particularité fondamentale : celle de la singularité. Contrairement aux religions polythéistes, le Dieu juif est unique donc singulier. Contrairement au christianisme universel, le peuple juif est élu, donc singulier. Il existe une Loi morale unique, à laquelle il est impossible de déroger sous peine de châtiment, donc cette loi, par son unicité, est singulière. Alors que les Occidentaux catégorisaient l'Homme comme une essence fondamentale universelle collective, les Juifs n'ont jamais réfléchi qu'en partant de leur subjectivité, si bien que les axiomes de raisonnement occidentaux n'ont jamais constitué pour eux un quelconque point de départ, à l'inverse de leur position introspective, emprisonnée dans leur esprit personnel, commencement ultime de toute appréhension du monde et de l'autre. Le rapport à l'altérité s'en trouve donc bouleversé : pour les Grecs, très longtemps, les passions qui animaient l'Homme étaient toujours les conséquences de forces extérieures traversant les êtres, et parfois ces derniers ne représentaient aucune valeur, à un tel point qu'il était possible de les exterminer, les coloniser, les asservir, les effacer. Au contraire, dès le départ, parce que la foi intime était la clef fondamentale de leur religion, les penseurs juifs n'ont jamais imaginé un seul instant que l'Homme puisse être le jeu de forces extérieures surnaturelles, qui ne pouvaient d'ailleurs pas exister : l'Homme était connecté à la seule entité surnaturelle, Dieu, il était libre de l'ensemble de ses choix moraux en conformité de sa seule Loi, et tout raisonnement ne pouvait partir que de l'Homme, et de lui seul, sans jamais pouvoir tirer de conclusions universelles d'une position singulière. S'il fallait résumer cette différence avec un peu de vulgarité : les Occidentaux voyaient les hommes de la même façon quitte à les rendre interchangeables, voire sacrifiables, tandis que les Juifs considéraient, dès le départ, chaque homme comme relais du rapport avec Dieu, inconnaissable totalement, mystérieux et donc en dehors de la raison. Pour appréhender l'autre, il y a la Loi Morale universelle, qui interdit de tuer l'autre, et le sentiment d'amour pour l'altérité. La démarche philosophique juive est donc centrée sur la construction en escalier : du bas pour arriver en haut, du singulier à l'objet, du singulier à l'autre. Chez les penseurs occidentaux, quelles que soient leurs écoles de pensée, c'est du haut que part le regard de l'Homme et donc de concepts extérieurs à lui. A partir de cette différence fondamentale, qui peut paraitre anodine, tout change.


Je n'ai donc pas pu m'empêcher de me dire que toute la portée littéraire de Paul Aster, dans son roman, se situait exactement là : la solitude n'est-elle pas, dans la pensée juive, le commencement de tout ? Être seul, en soi, pour appréhender le Monde, dans tout son mystère et toute son angoisse, sans aucune aide extérieure, constitue toute l'ambition du penseur juif. La solitude n'est donc pas à imaginer comme une position aléatoire dans le monde, comme il arrive à chacun de la vivre, soit en la désirant, soit en la subissant, mais une position perpétuelle de l'Homme, même le plus entouré, même le moins seul, même le plus vagabond. Il n'est donc pas un hasard - il n'y a jamais de hasard chez Aster - si le roman se réfère régulièrement au livre de Jonas dans l'Ancien Testament, du nom de ce prophète qui fut chargé par Dieu d'apporter sa parole à Ninive, capitale de l'Assyrie païenne. Jonas, le Juif, était donc chargé de soumettre l'Autre à sa foi, et il n'y avait pas plus "autre" que le païen, la tradition juive étant singulière : un seul peuple uni à sa seule loi morale et à son seul Dieu. Jonas, pour des raisons obscures, s'y refuse et fuit sa mission. Il se retrouve alors trahi par des marins alors que Dieu empêchait le navire dans lequel s'était caché le prophète d'amarrer dans une tempête. Le malheureux fut jeté à l'eau. Une baleine engloutit alors Jonas pendant trois jours et trois nuits pour le recracher sur le sol d'une plage. Comment imaginer une plus grande solitude qu'un homme logé pendant un si long moment dans l'obscurité totale, dans une intimité absolue, que le ventre de cette immense baleine ? Revenu au monde par le crachat de la baleine, il va à Ninive, ne pouvant fuir sa mission, et promet au peuple insoumis la plus grande des malédictions. Néanmoins, et alors que Jonas avait promis le plus grand des châtiments, Dieu décide de pardonner au peuple des Païens. Son propre Dieu pardonne donc aux ennemis du peuple élu. Jonas ressent donc en lui une immense rancœur : pourquoi son Dieu pardonne-t-il à l'autre ? Ainsi se constitue l'un des plus grands paradoxes de la pensée juive : à la fois singulière, elle se dote tout de même d'une miséricorde altruiste à l'égard de l'autre, qui est inférieur à lui spirituellement, mais doit être traité en égal par devoir sacré. La loi morale juive impose donc pardon pour celui que l'on ne peut pas connaître. Malédiction terrible : le Juif est condamné à aimer celui qu'il ne peut pas comprendre, et surtout, qui ne le comprend pas en retour, y compris celui qui le hait. Voilà donc un fantastique sujet de roman qui commence par une question perturbante : alors que son père vient de mourir, le narrateur se rend compte qu'il ne le connait pas. Pourtant, le père fut aimant, irréprochable, et à bien des égards capital pour celui qui écrit. Ce qui n'est pas dit dans le roman est que l'héritage reçu par le père de Paul Aster fut ce qui permit à ce dernier à se consacrer à l'écriture. Le père est donc là, posé comme un fait dans la réalité, indispensable à l'identité de l'auteur et à son œuvre. Pourtant, le père n'est pas intimement connu. Qui était il, l'homme qui semblait être "un touriste dans sa propre vie", qui masquait son inconsistance personnelle par des paroles banales et apprises par cœur, qui ne semblait jamais s'intéresser réellement à l'autre qu'autrement que comme un "fils", un "frère", et qui n'avait jamais rien dit de profond, inatteignable par la parole ou la pensée. Il est facile de comprendre l'angoisse de l'auteur : il doit tout à son père, qui l'a fait, aussi bien physiquement que socialement, mais il ne saurait dire qui il est. Recevoir un héritage d'un inconnu, qui semblait être muré dans une solitude ontologique, nécessitait donc un roman, non pas comme un hommage, mais comme une quête de vérité et d'identité. Comment, dans cet océan de solitudes que sont les hommes, peut-on connaître l'autre ? Et même ceux qu'on aime ?


Chacun a sans doute fait dans sa vie cette drôle d'expérience. Celui là est à côté de nous, dans le lit chaud du couple, et il semble qu'on ne pourrait mieux le connaître. Il s'agit du compagnon, du père, du frère, de l'ami. Et pourtant, le connaissons nous vraiment cet homme là ? Alors, il sera toujours facile de dire que tel homme sera le fils de tel autre, appartiendra à tel pays, à telle culture, telle classe sociale, parlera telle langue, sacrifiera à tel culte. Ses traits de caractère seront peut être connus parfaitement, et admettons même que cet homme ne conserverait aucun secret. Il sera possible de connaître toutes les origines et caractéristiques d'un homme, de partager peut-être toute sa mémoire, sans pour autant vraiment la connaître. L'autre reste toujours un effroyable mystère sur lequel échoue toute tentative de connaissance absolue. Puisqu'il est impossible de sortir de soi réellement, et que toute connaissance n'est jamais que le fruit de soi même, et que l'autre est inatteignable dans son essence et son intimité, la solitude des hommes est absolue : ils peuvent être accompagnés mais sont toujours, tragiquement, seuls. Alors quand le père de l'auteur semble être au monde comme un passager sans but, sans identité, le connaître est impossible. Comment est-il possible de vivre sans connaître celui sans lequel nous ne sommes rien ? C'est alors que Paul Auster part à l'assaut de cet objectif dont il sait qu'il est impossible à atteindre. A partir de sa singularité, de sa mémoire, de son écriture, il décide de connaître son père, et puis, dans la deuxième partie du roman, de connaître le Monde. Le roman suit donc la structure même de la pensée juive traditionnelle : la recherche du singulier dans Portrait d'un homme invisible et la recherche de l'universel dans Le Livre de la mémoire. Paradoxalement, l'Autre semble plus facilement compréhensible de loin, à sa mort ou éloigné. La distance rapproche de l'autre. Et le monde semble plus facilement compréhensible depuis la chambre isolée de l'écrivain qui est également celle d'Anne Frank, de Van Gogh ou de Hölderlin. Drôle de dialectique : on connaît mieux l'autre loin de lui, le monde en dehors de lui. Largement, Paul Aster est bien l'écrivain du paradoxe : de cette impossibilité de connaître, il atteint une forme de connaissance universelle de l'univers, précisément en s'en isolant, physiquement et philosophiquement. La mémoire devient alors une manière de retracer l'existence toute entière : elle s'assimile aux lieux, aux rencontres, aux destins croisés, aux chiffres, aux mots mêmes. Le roman part ainsi à partir de sa deuxième partie en tout sens, dans une flambée de souvenirs chaotiques, pourtant tous connectés comme en arborescence. Il semblerait presque que l'Univers soit concentré tout entier dans ce roman dont le seul point de départ fut précisément une solitude désespérée. Plus perturbant encore : Aster semble considérer que le hasard, aussi bien dans la fiction que dans la réalité, commande à la signification du Monde. Tout, dans l'univers, devient rapidement allusion, et toute allusion se connecte à toute autre, dans un tourbillon de signes permanents. Paul Aster invente sa propre grille de lecture du Monde. Quand le lecteur s'aperçoit que le produit du hasard se nomme lui-même singularité, alors le roman prend un tour franchement vertigineux. Il est difficile de dire si Aster est parvenu à tout connaître à partir de sa solitude, mais il est clair qu'il démontre à la perfection que la pensée juive est la source d'une vision fascinante et magnifique des Autres, des étrangetés vivantes et bouleversantes, qu'il est difficile de ne pas aimer. A la fin, une question lancinante : faut-il finalement se contenter d'aimer l'Autre tout en renonçant à le connaître ?

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le 17 août 2024

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