De la science-fiction prestigieuse et fréquentable ? Peut-être bien, pour le coup. Et en tant que telle publiée hors collection. Même Francis Berthelot, dans sa Bibliothèque de l'Entre-Mondes, en parle comme d'une « transfiction », ajoutant qu'elle se situe à la lisière entre science-fiction et fantastique. Mais je n'en ai pas vraiment l'impression, en ce qui me concerne ; non, j'aurais bien envie de parler de science-fiction, tout simplement... Mais cédons plutôt la place à l'illustre Jorge Luis Borges, ami de l'auteur, tel qu'il présente l'ouvrage dans son élogieuse préface : Adolfo Bioy Casares « déploie une Odyssée de prodiges qui ne paraissent admettre d'autre clef que l'hallucination ou le symbole, puis il les explique pleinement grâce à un seul postulat fantastique, mais qui n'est pas surnaturel » (p. 9). Aussi invraisemblable soit-il a priori. Reste que l'explication est rationnelle, et que Adolfo Bioy Casares, à l'époque même où les pulps nord-américains, sous l'impulsion de Campbell, et avec un Heinlein ou un Asimov, se lancent à la conquête des étoiles, œuvre bel et bien ici dans un genre comparable, simplement plus sobre, plus intimiste, mais non moins fascinant. C'est qu'il se situe ici plus clairement dans une longue filiation, remontant notamment, bien sûr, à H.G. Wells et à son Île du Docteur Moreau, mais au-delà à toute la tradition du roman d'aventures, s'il le faut contre le « roman psychologique » ou « de caractère », ou plus exactement contre sa définition restrictive par de zélés apologues de la fin de la littérature semblables aux illuminés de la fin de l'histoire. Ici, la préface de Borges est salutaire, qui vient nous rappeler l'ancienneté de l'opposition, et redorer le blason de l'aventure romanesque, en faisant l'éloge de Casares (p. 10 : « J'ai discuté avec son auteur les détails de la trame, je l'ai relue ; il ne me semble pas que ce soit une inexactitude ou une hyperbole de la qualifier de parfaite. »), mais aussi en évoquant quelques figures que l'on ne serait guère tenté a priori, de nos jours, de qualifier de la sorte : ainsi Kafka (p. 9), dont la célébrité n'était que fort récente en 1940, et dont Borges nous rappelle qu'il fut bel et bien l'auteur d'extraordinaires « fabulations » telles que le grand « roman à sujet » qu'est Le Procès.

Au-delà de ces lignes que j'avoue avoir trouvé très réjouissantes (aussi ai-je peut-être un peu forcé la dose, mea culpa...), peu importe à vrai dire la classification de L'invention de Morel : le débat d'étiquetage tend presque inévitablement à la stérilité. On peut bien y voir ce que l'on veut, là n'est pas le principal. Et l'on peut bien, si l'on y tient, parler ici de « transfiction », d'autant que la transgression opère ici, non seulement sous la forme d'un bouleversement de l'ordre du monde propre aux littératures de l'imaginaire, mais aussi sous la forme d'une transgression des lois du récit, quand bien même de manière plus discrète : la fiabilité du narrateur peut en effet être remise en cause, sous l'angle de l'honnêteté comme sous celui de la santé mentale, et le péritexte (ce très court roman comprend dix « notes de l'éditeur », pp. 123-124, venant régulièrement nuancer ou contredire le récit... éventuellement au prix du pinaillage !) ne fait que renforcer cette impression (sans parler de quelques allusions à des « livres imaginaires », bien dans la manière de l'auteur de « La Bibliothèque de Babel »).

Ce très court roman (pour ne pas dire cette longue nouvelle...) qu'est L'invention de Morel se présente sous la forme d'un journal, rédigé à la première personne par un individu dont on ne connaîtra jamais le nom. Ce mystérieux narrateur se décrit de lui-même comme un fugitif, sans trop s'étendre sur la nature du crime dont on l'accuse ni sur la peine qu'il encourt. Il a trouvé refuge sur une île déserte au milieu du Pacifique, où l'on a construit quelques bâtiments en 1924, mais qui est néanmoins depuis inhabitée, et tout simplement jugée inhabitable. Un abri idéal... jusqu'au jour où le fugitif entrevoit sur son île de mystérieux touristes. Il s'en cache, bien entendu, mais n'en est pas moins intrigué par ces intrus. Et notamment par une jolie jeune femme, dont il apprend qu'elle se nomme Faustine, et qui, tous les soirs à la même heure, se rend au même endroit, un livre à la main, pour assister au coucher du soleil. Fasciné par la jeune femme, il tente bientôt de l'aborder, mais elle semble l'ignorer ; de même que Morel, ce savant barbu amateur de tennis – son amant, peut-être ? Un personnage plutôt grotesque ! Le narrateur est bien amoureux de Faustine ; et jaloux...

Je ne donnerai pas plus de détails ici, ce serait dommage. Le narrateur, confronté à ces étranges phénomènes, sera bien amené à percer les mystères de l'invention de Morel, et le lecteur avec lui.

Un roman étrange et déstabilisant. Dans son questionnement de la réalité, Adolfo Bioy Casares annonce à certains égards Philip K. Dick, entre autres ; mais il livre en même temps une forte parabole sur l'immortalité et – pardon de l'expression – sur le sens de la vie. Où l'on rejoint l'absurde, et Kafka.

Mais il est également un autre thème dans L'invention de Morel à même d'évoquer à la fois Kafka et Dick : celui de la solitude et de l'impossibilité de la communication, et plus particulièrement entre hommes et femmes. Il y a, dans L'invention de Morel, de ces pages si désespérément tragiques qu'elles en deviennent presque drôles, limite burlesques, ce qui ne les rend que plus étouffantes, poignantes, insupportables, fabuleuses. Le narrateur, dans son mélange d'arrogance et de maladresse puérile, subit de la part de Faustine des humiliations qui n'ont rien à envier à celles qu'endurent les diverses déclinaisons de K., ou les personnages dickiens les plus dépressifs confrontés aux inévitables et maniaques « filles aux cheveux noirs ». Mais l'emploi de la première personne, par le biais de ce narrateur ambigu, confère une épaisseur supplémentaire à ces douloureuses pages d'horreur intime. Aussi ai-je ressenti tout au long de ce court roman le même malaise, la même oppression, qui m'avait saisi alors que j'accompagnais Joseph K. fébrile et claustrophobe dans le dédale du Greffe. C'est ici, sous l'aspect de l'agoraphobie, le même sentiment maladif, la même impression de cauchemar irréel... ou trop réel.

Bien rares sont les ouvrages à même de susciter des émotions aussi fortes chez le lecteur. L'invention de Morel, avec son écriture aride et sèche suscitant à chaque page le trouble et l'étrangeté, en fait indéniablement partie. Ce roman étonne, laisse perplexe, ne révèle que progressivement toute sa profondeur, appelle de nouvelles lectures, de nouveaux troubles, de nouvelles (dangereuses) visions. Il n'est pas de ces romans qui valent le détour, mais de ceux, intemporels, auxquels on revient. Nécessairement. Toujours. Semblables en cela à Faustine devant ses couchers de doubles soleils, toujours les mêmes... et toujours différents.
Nébal
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le 10 oct. 2010

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Nébal

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