Beaucoup aimé cet étonnant roman argentin écrit en 1940 et qui nous emmène sur une île étrange avec un Robinson assez déjanté qui va découvrir peu à peu les bizarres manigances d' "autochtones" pas vraiment ordinaires. Le roman lorgne du côté d'un H. G Wells ou d'un Jules Vernes je trouve avec ces machines étranges qui vrombissent dans le cœur de l'île, ces théories bien allumées sur la captation des corps et des âmes, et une illustration (faussement) naïve en la puissance de la science. Mais ce petit côté scientiste est loin d'être le seul charme d'une œuvre assez complexe pour faire jubiler le grand Jorge Luis Borges lui-même...
En effet Adolfo Bioy Casares prend le temps d'introduire son propos de magnifique façon, via la mémoire assez torturée d'un témoin, dont on peut penser qu'il n' a pas toute sa tête. Le héros, qui cherche à échapper à la justice de son pays pour un crime non décrit mais qui injecte un bonne dose de paranoïa dans le récit, va trouver sur cette île maudite (une malédiction semble la protéger apprend-on assez vite) non seulement une solitude et survie précaire, mais aussi la compagnie de gens qui semblent être oublieux des conditions difficiles de ce bout de terre et qui surtout semblent nier son existence.
Casares joue sur pleins de tableaux différents, décrivant tour à tour un détective en chasse d'indices expliquant l'inexplicable, d'un survivant résistant à l'assaut des marées et d'un homme amoureux fou d'une femme mystérieuse qui le rejette de manière plus que totale. C'est un mélange détonnant et je ne suis pas surpris que cette construction labyrinthique de ces thèmes ait séduit Borges. On passe de la description de machines assez complexe, aux jeux idiots d'un amoureux transit et presque benêt, en passant par des révélations surprenantes autour d'un thé entre gens de bonne compagnie. (Je garde tout cela assez vague pour vous laisser le plaisir de découvrir de quoi il retourne.)
Car le livre , aussi décousu qu'il semble au départ, avance vers une apogée superbe je trouve, où pointe une tragédie absurde et désespérée. Car l'invention de Morel n'est pas qu'une supposition sur les capacités d'un inventeur à imiter la vie, elle invite le lecteur à reconsidérer tout ce qui est perception, ce qui est ressenti ,ce que nous appelons "réalité". Le thème est connu, mais Casares fait là œuvre de précurseur je trouve et il le fait de superbe manière. A noter que c'est à la deuxième lecture que j'ai pris la mesure de la maitrise de l'auteur, dont le style un peu boursouflé (la cause à un narrateur peu fiable) demande certes une petite patience. Ce roman est certes génial mais a sans doute un peu vieilli.
Je recommande chaudement, guys et guysettes!!