J'ai terminé il y a quelques jours la lecture des *Mémoires d'Hadrien* et l'envie me prend maintenant de faire une courte rétrospective sur cet autre monument littéraire, dans la limite de mes capacités, en espérant communiquer le goût que j'ai eu pour cette lecture.
En effet même si ces livres sont relativement accessibles en apparence il ne faut pas être très fin pour se rendre compte de l’extraordinaire érudition de l'écrivaine, de l'immense richesse de sa langue, et par conséquent de la difficulté qu'il peut y avoir à saisir la portée réelle de son oeuvre.
Marguerite Yourcenar a eu tôt l'idée d'écrire L'Oeuvre au noir, ou tout du moins un texte analogue; comme pour le cas des Mémoires d'Hadrien son travail de reconstitution, d’élaboration et d'écriture a duré plusieurs décennies. La mort conduit l'attelage, écrit en 1924, est la première esquisse du roman définitif, paru en 1968. Zénon, comme Hadrien, ont été en quelque sorte pour l'écrivaine les compagnons de toute une vie. La version que j'ai lu incluait des notes très intéressantes, compilées par l'écrivaine, et qui retraçait les étapes de l'écriture, j'aurais envie de dire du processus créatif qui a donné vie à Zénon et à toute la galerie des personnages hauts en couleur qui le côtoient dans le roman. Ce gigantesque effort de création aboutit à une sensation de "vrai" qui affleure à chaque page. Tout dans le livre, les événements, les personnages, leurs motivations, leurs actes et leurs croyances, paraît être véritablement tiré de cette époque de la Renaissance, à la sensibilité si différente de la notre.
Le roman se déroule justement dans une Europe en proie à des bouleversements profonds, politiques mais aussi spirituels; ceux que l'on désigne alors comme les huguenots achèvent de consommer leur rupture avec l'Eglise catholique, et une violence extrême, en lien, entre autres, avec les angoisses eschatologiques de ce temps, éclate aux quatre coins de l'Europe. Les déviances fleurissent, et avec elles leur lot d'horreurs; l'auteure nous introduit avec la révolte de Münster de 1534-1535, durant laquelle les anabaptistes millénaristes instaurent un régime de terreur et prônent un bouleversement total de la société en vue de la préparer au jour du Jugement Dernier. C'est aussi l'époque durant laquelle des individus comme Zénon, dangereusement libres vis-à-vis de leur temps, osent se poser une infinité de questions, touchant à la foi, aux mystères de la création.
Zénon est un alchimiste, médecin, ingénieur, érudit passionné, c'est un homme à l'intellect très développé qui part sur la route à 20 ans et voyage dans toute l'Europe en quête de connaissances. Enfant illégitime d'un prélat italien et de la fille d'un notable flamand, ce personnage se retrouve très tôt en porte-à-faux, à la croisée de plusieurs mondes; c'est un être singulier et solitaire, assoiffé de connaissances, un aventurier de l'esprit en somme.
Le roman se divise en trois parties qui sont autant de phases de la vie de cet homme; la vie errante, la vie immobile, la prison qui amène à une fin abrupte, en écho à la trilogie de l'âme, de l'esprit, du corps. L'âme, l'esprit, le corps, ce sont là les thèmes qui portent ce livre tout entier; Zénon, en aventurier, sonde son âme, teste les limites de son corps selon des démarches neuves, libéré des contingences de son temps. Il tente de percer les secrets de la matière et de la transmutation des minéraux, c'est pourquoi ils s'adonne à l'alchimie et cherche à aboutir au Grand oeuvre; l'oeuvre au noir est une étape, en effet, du processus qui doit aboutir à la création de la pierre philosophale.
Les personnages de Zénon et d'Hadrien diffèrent énormément l'un de l'autre, le premier traverse son siècle turbulent avec une relative passivité vis-à-vis des événements, c'est un homme en fuite, qui ne recherche que peu la compagnie des hommes et des femmes; pauvre, souvent traqué, il sert le genre humain d'une manière tout à fait différente de celle d'Hadrien, qui en tant qu'empereur régit le monde et a bien plus prise sur son temps. Zénon est un homme discipliné, maître de lui au sens le plus plein du terme. Trop différent en cette époque où règne l'irrationnel il attire l'attention, et il finit par s'attirer la suspicion, puis les foudres d'un Clergé déjà initié à la chasse aux comportements déviants. Il est cependant important de noter que l'on échappe à tout manichéisme, Zénon croise tour à tour des gens tantôt ouverts, tantôt bornés, quel que soit leur origine sociale et leur statut. Très loin d'être le récit d'un homme seul contre son époque, L'Oeuvre au noir est plutôt, entre autre aspects, le portrait d'une société, avec tout ce que cela amène de richesse et de complexité.
Je recommande ce livre à tous ceux qui aiment les belles lettres et l'histoire; Marguerite Yourcenar a réussi l'exploit, ici aussi, de retranscrire une époque dans toute sa richesse sans pour autant en sacrifier à la narration. C'est avec un très grand plaisir que j'ai parcouru ces pages, même si l'état actuel de mes connaissances ne m'a pas permis d'apprécier ce livre dans toute sa valeur.