La sinistre vérité, dès 1916
Ce livre a reçu le prix Goncourt, à une époque de censure et de propagande avérée, alors qu'il relate avec un grand souci de réalisme le quotidien extrêmement dur des poilus de la Grande Guerre. J'ai d'abord été étonné de l'apprendre, mais j'ai ensuite compris que la société française entre 1914 et 1918 n'était pas forcément ignorante de ce qui se passait au front, mais que la force du déni entretenait souvent la brume qui entourait la guerre; et puis c'était pour une bonne raison, pour la cause supérieure de la nation.
Henri Barbusse a donc écrit en pleine guerre un livre de nature presque autobiographique; le narrateur se déplace péniblement d'une ligne à l'autre, d'une casemate à l'autre, s'enlise dans le bourbier des tranchées en compagnie de ses frères d'infortune, des monsieur tout-le-monde propulsés littéralement dans un enfer sur terre.
Les destins de ces hommes sont souvent funestes, la mort est omniprésente sur le front et des visages quotidiens au narrateur, ainsi qu'au lecteur, disparaissent brutalement; les corps s'empilent et se confondent avec la boue, tous les morts deviennent anonymes en peu de temps. La mort elle-même frappe la plupart du temps par pur hasard, l'homme d'en face tire sur des treillis bleus, le soldat d'ici sur des treillis gris. L'artillerie est de loin l'arme la plus meurtrière. Lorsqu’à un passage du livre les soldats discutent à propos d'un bombardement, et font un inventaire avec force détails de l'extrême variété des obus qui leur tombaient dessus, on comprend que la guerre n'a pas non plus fait que des malheureux.
Un passage poignant est celui de la permission, où le soldat découvre avec une certaine douleur le monde de l'arrière, peuplé de femmes de plus en plus indifférentes et de planqués aimant à parler de la guerre; c'est un monde qui lui est maintenant étranger.
L'auteur se fait en quelque sorte le porte-parole de ses camarades du front, il retranscrit leur argot, leur façon de penser également. Malgré toute l'horreur qui les entoure, et qui les sépare peu à peu de ceux de l'arrière, ils restent bien humains.
« Volpatte, à qui elle s'adresse, rougit. Il a honte de la misère d'où il sort et où il va rentrer. Il baisse la tête et il ment, sans peut-être se rendre compte de tout son mensonge :
- Non, après tout, on n'est pas malheureux… C'est pas si terrible que ça, allez ».
La force du livre est sa peinture très fidèle du quotidien, le style de l'auteur permet de s'imaginer facilement les scènes décrites. Les ronflements dans une grange, l’humidité de la paille, le poids du barda et les photos d'êtres chers que ces hommes regardent avant de s'endormir...
Ces mêmes hommes sont des fois fauchés par les balles et les obus plusieurs pages après, ils en deviennent parfois méconnaissables. Le livre offre une plongée dans la banalité de l'horreur au front; l'apothéose de la scène finale, où il n'y a plus de front, plus aucun point de repère, plus que du brouillard, de la boue et les gémissements de milliers de blessés nous impose l'idée que tout ce calvaire est absurde, qu'il ne peut qu'être suivi d'un temps plus heureux, enfin que ce sacrifice ne doit pas être vain.
Le Feu est un roman qui porte en lui un message très fort, malheureusement les romans ne changent jamais le cours des guerres.