Classique parmi les classiques, voici LE roman incontournable de Robert Silverberg, enfin réédité en France - la dernière édition, chez J’ai Lu, remontait à 1981, et le roman était devenu difficile à trouver.

Voici enfin, à la portée d’une nouvelle génération de lecteurs, l’histoire de David Selig, le mutant maudit. Mélancolique, d’une grande finesse d’esprit et profondément humain : à lire d’urgence pour ceux qui ne connaissent pas encore.


David Selig est un raté.
Quadragénaire discret, célibataire, il gagne péniblement sa vie en faisant le nègre pour des étudiants fainéants. Ulysse, comme symbole de la société ou Les romans de Kafka monnayés 3,5 $ la page. Pas la gloire.
Selig avait pourtant tout pour réussir : un don miraculeux, un pouvoir que bien des humains jalouseraient : Selig est télépathe.

Il entend tout ce qui se passe dans la tête des gens qui l’entourent. Depuis tout petit, il sait tout de nos mauvais jugements, de nos désirs honteux, de nos méchancetés secrètes...
Son don aurait pu être pour lui un atout extraordinaire. D’ailleurs, il en a profité quelques fois... mais cela lui a joué des tours. Et les scrupules l’ont rattrapés. David se considère comme un paria, un voyeur qui malgrè lui regarde à l’intérieur de la tête de ses contemporains... Un monstre.

« J’entends la plainte des roues qui foncent, métal contre métal, et simultanément je reçois l’impact vigoureux et subit d’une myriades d’esprits qui se précipitent sur moi en arrivant du nord, entassés dans les cinq ou six voitures que comportent le train. Les âmes compressées des voyageurs forment une masse informe qui m’agresse. »

Comme il est difficile de sonder les pensées de la jeune femme qui vous côtoie dans le métro, et de constater qu’elle ne vous a même pas remarqué... Comme il est violent d’entendre son camarade de classe penser très fort qu’il a envie de vous mettre son poing dans la gueule...

A sept ans et demi, Selig s’est retrouvé chez le psychiatre. Trop intelligent, trop malin, déroutant pour les adultes, ce gamin qui comprend tout si vite. Mais il s’est bien gardé de livrer son secret. Personne ne sait, personne ne doit savoir. Pas même ses parents, surtout pas eux - eux qui lui annoncèrent tout sourire "une magnifique surprise" : une petite soeur, alors qu’il était au courant depuis des mois.

Les rencontres de Selig l’ont conforté dans son mal-être : il y a cet autre mutant, qui fut son ami - mais dont l’assurance impertinente s’accompagne d’une absence totale de scrupules. Il y a sa soeur, Judith, avec qui il n’a eu longtemps qu’un rapport haineux voire destructeur. Il y a les femmes, toutes ses femmes, que malgré son don il n’a pas su comprendre...

Son don, Selig l’a toute sa vie vécu comme une tare. Mais alors quelle est cette inquiétude sourde qui l’envahit lorsque la quarantaine entamée, ce don s’éteint doucement ?

Selig, c’est l’anti-héros de la SF. Et si l’intrigue de Silverberg est simplissime à résumer, [un télépathe perd son don] c’est que là n’est pas le sujet : la question est qui suis-je ? Qui suis-je si je ne suis que l’oreille qui écoute les autres ? Qui suis-je MOI qui n’ait dans la tête que les pensées des AUTRES ? Et qui suis-je lorsque ma seule originalité, ce don télépathique, vient à disparaître ?

Silverberg a écrit « L’oreille interne » dans les années 70, dans cette période de sa vie où, après avoir été le plus prolifique des pisses-copies de la SF américaine des Sixties, il a commencé à livrer certains de ses plus beaux textes. L’homme dans le labyrinthe ou Les monades urbaines.
C’est donc le Silverberg introspectif, tourné vers l’Humain et ses mystères, qui est ici à l’oeuvre. Autobiographique aussi, Selig et lui sont si proches [ils ont le même âge, ils sont tous les deux juifs non pratiquants, tous les deux attirés par la littérature, tous les deux en proie au doute...]. Silverberg n’a pas caché la part de lui-même qu’il y a chez son mutant dépressif...

L’oreille interne est l’un de ces romans qui porte la SF au meilleur de ce qu’elle peut livrer : une vérité sur l’Homme, profonde, intime et pourtant éprouvée par tous et comprise par chacun.

Roman du doute, L’oreille interne est un grand roman parce qu’il parle de chacun de nous. Selig et son don, en réalité, c’est moi-vous-nous tous livrés au monde, sous le regard pesant des autres, ce regard qui fait si mal et qui nous est pourtant indispensable.

"L’enfer c’est l’autre" disait Sartre.
La réciproque n’est pas vraie : Moi, ce n’est pas forcément le paradis.
thierryhornet
9
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le 9 sept. 2012

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